LES
PEREGRINATIONS GEOPOETIQUES DE HUMBOLDT
Kenneth WHITE |
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Le 1er avril 1801, venu de lîle de Cuba, Alexandre de Humboldt se trouvait à Carthagène des Indes, sur la côte de la Nouvelle Grenade (la Colombie actuelle). Il écrit alors à son frère Guillaume: «Si tu as reçu ma dernière lettre de La Havane, tu dois savoir que jai modifié mon plan initial et quau lieu daller dans lAmérique du Nord à Mexico je suis revenu aux côtes méridionales du Golfe du Mexique pour voyager de là vers Quito et Lima. Il serait trop long de texpliquer toutes les raisons...» Au moment où il écrivait cette lettre, Humboldt était déjà bien engagé dans son immense «voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent», qui avait débuté le 5 juin 1799 et allait se poursuivre jusquau 3 août 1804. Cest ce voyage-là que je qualifie de «pérégrination géopoétique». Je vais essayer de dire la raison dêtre de ce voyage, toutes ses raisons dêtre - autrement dit, je vais essayer de dégager sa logique totale. Je dirai aussi la raison pour laquelle Je lappelle «géopoétique». Mais un mot dabord quant à lusage respectif du singulier et du pluriel dans mon titre et dans mon texte. En disant «pérégrinations géopoétiques» au pluriel, je pense moins à dautres voyages effectués par Humboldt (notamment en Asie Centrale) quaux prolongations de ce même voyage en Amérique Equinoxiale - aux pistes diverses quil ouvrit dans lesprit de Humboldt. En effet, le voyage américain parcourt toute la vie de Humboldt, à linstar de la grande cordillère continentale qui sétend entre lAlaska et la Terre de Feu. Humboldt allait passer trente ans à en publier les résultats, en une trentaine de volumes. Dans ces livres, ainsi que dans quelques autres (Tableaux de la nature, Cosmos), il allait tenter, à partir de lexpérience du voyage dans le nouveau continent, douvrir un nouveau champ intellectuel et poétique, disons, un nouveau monde. Humboldt naît en 1769, en terre prussienne. Du côté paternel, son grand-père avait été capitaine, et son père était à la fois commandant de larmée et chambellan du prince impérial. Du côté maternel, il y a une ascendance française et écossaise, parmi laquelle se trouve un protestant émigré du Gard dénommé Jean Colomb... Au château de Tegel, résidence berlinoise de la famille, le jeune Alexandre reçoit, dabord par lintermédiaire de précepteurs, une excellente éducation, marquée à la fois par lAufklärung allemande, lencyclopédisme français et le romantisme naissant. Cela donne lieu chez lui à une clarté desprit, une vigueur de pensée, un encyclopédisme éclairé, un élan transnational (il parlera de «peuples qui se croient aborigènes parce quils ignorent leur filiation») - et un désir dunité. Mais sans facilité, sans régression intellectuelle ou psychologique. Par exemple, toute religion, à ses yeux, consiste en un traité de murs (souvent admirable), un rêve géologique (genèse, etc.), et un «petit roman historique». Quant à la croyance à limmortalité de lâme, cest tout bonnement «un conte bleu». A cette base par ailleurs si prometteuse, il manque pourtant un élément: le bonheur. Le père du jeune Humboldt meurt quand celui-ci a dix ans, et lenfant souffre dun manque daffection de la part de sa mère - à lâge de vingt-trois ans, évoquant les années passées à Tegel, il parlera de sa «triste existence». Le voyage, qui va prendre une telle importance dans la vie de Humboldt, est dabord pour lui un moyen de sortir de ce contexte malheureux. Mais le désir initial est renforcé par des lectures, des images: le récit de lexpédition accomplie par Vasco Nuñez de Balboa qui, le premier dentre les Européens, put contempler des hauteurs de Quarequa, dans listhme de Panama, la partie orientale de la mer du Sud; la forme de la mer Caspienne vue sur une carte; un tableau des rives du Gange; un arbre des tropiques vu dans le jardin botanique de Berlin... Lidée de voyage est déjà forte en lui quand, après être passé par les universités de Francfort et de Göttingen, il rencontre. Georg Foster, géographe, écrivain, professeur, qui avait participé au deuxième voyage de Cook autour du monde (1772-1775), et dont les descriptions de Tahiti avaient éveillé dans tout le nord de lEurope plus que de la curiosité: une convoitise géographico-érotique. Liés damitié, Foster et Humboldt partent ensemble pour lAngleterre et la France. En plus de lexcitation du voyage, il y a de lidéalisme politique dans lair, il souffle un vent de liberté - à Paris, Humboldt transporte lui-même du sable pour le «temple de la liberté», encore inachevé. Ces espoirs politiques vont être déçus: Foster meurt à Paris, désespéré, en 1794. Plus tard, Humboldt verra Napoléon rétablir lesclavage et parlera dune stagnation de létat social. Mais, laissant de côté le cycle de lespoir, de lagitation et de la déception, il sait quil a une uvre à accomplir, une uvre fondamentale et de longue haleine. Au début des années 1790, il est à lAcadémie de commerce de Hambourg. Ensuite, on le trouve à lAcadémie des mines de Freiberg, dont il sort diplômé en 1792. Il a déjà fait ses premiers travaux de botanique, de chimie et de minéralogie, et une première carrière (mais il ne perd pas de vue son idée de grand voyage) semble toute tracée: dès sa sortie de lAcadémie des mines, il est assesseur du Département des mines et fonderies de Prusse; trois ans plus tard, il est conseiller supérieur des mines. Tout cela peut sembler peu «poétique». Mais noublions pas la première carrière, assez semblable, de Novalis: une grande partie du romantisme sort de la géologie (strates) et de ce que Humboldt appelle la géognose (configuration du terrain), De toute façon, pour Humboldt, ce passage dans les profondeurs de la terre ne fut quune étape. Bientôt, il allait retrouver lair libre et létendue. En 1796 survient la mort de sa mère et il reçoit sa part dhéritage: 312 000 francs or - de quoi réaliser pleinement son rêve de voyage. En 1797 il écrit: «Mon voyage est irrémédiablement décidé. Je me prépare encore pendant quelques années et je rassemble les instruments. Je séjourne en Italie un an ou un an et demi, pour me familiariser avec les volcans. Puis on ira en Angleterre en passant par Paris. Et ensuite, en route vers les Indes Occidentales.» Notons quil ne sagit absolument pas, dans le voyage ainsi conçu, dune aventure, dun vagabondage, mais dun plan de travail, dun plan de vie. Humboldt continue ses études: astronomie, chimie, minéralogie, galvanisme, botanique. En 1798, il est à Paris pour sentretenir avec des savants français. Il y rencontre Aimé Bonpland, originaire de La Rochelle, qui sera son compagnon de route au cours du grand voyage équinoxial. Et il commence à envisager des itinéraires. Bougainville lui propose un voyage autour du monde, organisé par le Directoire: première année, le Paraguay et la Patagonie; deuxième année, le Pérou, le Chili, le Mexique, la Californie; troisième année, les mers du Sud; quatrième année, Madagascar; cinquième année, la Guinée. Il est prêt à partir, mais le projet est annulé, faute de crédits. Il part à Marseille, décidé à sembarquer, coûte que coûte: «Je voulais passer lhiver en Algérie et dans lAtlas où il y a encore dans la province de Constantine, daprès Desfontaines, 400 plantes inconnues. De là, je voulais rejoindre Bonaparte par Sufetula, Tunis et Tripoli, avec la caravane qui va à La Mecque.» Il attend deux mois mais la frégate quil attendait fait naufrage. Il essaie de partir pour Tunis, mais le bey dAlger suspend le trafic maritime. Il quitte Marseille et, avec Bonpland, longe la côte méditerranéenne: Catalogne, Tarragone, Balaguer, Valence... A Madrid, il finit par obtenir, chose rare, un passeport pour les colonies espagnoles dAmérique. Départ alors pour la Corogne, où les deux compagnons sembarquent pour le Venezuela. «Quel bonheur... ma tête en tourne de joie... Quel trésor dobservations vais-je pouvoir faire pour enrichir mon travail sur la construction de la terre... Je collectionnerai des plantes et des fossiles et je pourrai faire des observations astronomiques, avec des instruments excellents... Mais tout cela nest pas le but principal de mon voyage. Mon attention ne doit jamais perdre de vue lharmonie des forces concurrentes, linfluence de lunivers inanimé sur le règne animal et végétal.» Je souligne ces deux dernières phrases. Car nous avons là la première formulation de ce qui est véritablement en jeu. Si, dans le voyage de Humboldt, il ne sagit pas dune simple aventure, il ne sagit pas non plus dune simple expédition scientifique. Son plan de travail a plusieurs strates, il est ouvert à des configurations inédites. Au sommet, on trouve une conception de lharmonie, une esthétique, celle quil vient dévoquer. Au fond, à la base de toutes ses recherches, il y a une recherche du bonheur. Le 16 juillet 1799, à Cumana, péninsule dAraya, Humboldt écrit: «Nous sommes ici, enfin, dans le pays le plus divin et le plus merveilleux. Des plantes extraordinaires, des anguilles électriques, des tigres, des tatous, des singes, des perroquets et de nombreux, très nombreux Indiens purs, à demi sauvages, une race dhommes très belle et très intéressante... Depuis notre arrivée, nous courons partout comme des fous... Je sens que je serai heureux ici.» Le savoir est lié à lêtre, lêtre est lié à lenvironnement, et ce champ complexe peut être le lieu dune transcendance. Il nest pas dans mon propos de raconter tout le voyage. Je relèverai seulement quelques points et quelques passages. Le premier point à noter, peut-être, cest que, à lencontre de beaucoup dexpéditions plus modernes, Humboldt ninsiste jamais sur le côté «exploit» (moral ou technique) de son voyage. Que la progression ait été très difficile par endroits, cest certain. Dès le début, Humboldt évoque avec humour la route de Cumana à Caracas: «Le chemin de terre de Cumana à Nueva Barcelone, et de là à Caracas, est à peu près dans le même état quavant la découverte de lAmérique.» Il faut imaginer un terrain fangeux, des blocs de rochers épars, une végétation dense, des torrents et des traverses, ainsi que des porteurs (dix, quinze, vingt-cinq) et des bêtes de somme (ici, deux bufs, là, vingt mulets) chargés dinstruments et de provisions. Il faut imaginer une absence presque totale de cartographie: «Ces contrées sont si sauvages et si peu fréquentées quà lexception de quelques rivières, les Indiens ignoraient le nom de tous les objets que je relevais à la boussole - aucune observation détoile ne me rassurait sur la latitude, dans une distance dun degré.» Il faut imaginer une pirogue, de quarante pieds de long sur trois de large, qui nétait en fait quun tronc darbre creusé par le double moyen de la hache et du feu. Au moindre mouvement imprévu et non annoncé, le tout - hommes et caisses de collections - risquait de chavirer. Ajoutez à cela le fait que Humboldt risqua sa vie plus dune fois, notamment au volcan de Pichincha, où, pour faire ses observations, il sétablit «sur une pierre qui, étant soutenue par un côté seulement et minée par en dessous, savançait en forme de balcon sur le précipice». Mais très peu de tout cela dans le récit. Humboldt ne sintéresse pas à lexploit, il sintéresse à la connaissance. A propos de Horace Bénédict de Saussure (Voyage dans les Alpes, 1779), quil salue en passant comme «le plus grand savant et le plus intrépide des voyageurs», il écrit, et cest peut-être une critique implicite: «Ces excursions pénibles, dont les récits excitent généralement lintérêt du public, noffrent quun très petit nombre de résultats utiles au progrès des sciences.» Et on peut aller encore plus loin. Humboldt, scientifique, féru de connaissances exactes, regrette lalourdissement du voyage quentrame lintention scientifique: «Lorsque, chargé dinstruments de physique et dastronomie, on a terminé des voyages de quelques milliers de lieues à travers des continents, on est tenté de dire, à la fin de sa carrière: heureux ceux qui voyagent sans instruments qui se brisent, sans herbiers exposés à se mouiller, sans collections danimaux qui se dégradent. Heureux ceux qui parcourent le monde pour le voir de leurs yeux, tâcher de le comprendre, recueillir les douces émotions que fait naître laspect de la nature, dont les jouissances, plus simples, sont aussi plus calmes et moins sujettes à être troublées.» Mais on peut aussi ne pas accepter son alternative: dun côté, du compliqué; de lautre, du simple. On peut accepter, dabord, le compliqué, comme ouverture, si je puis dire, des premiers plis. Ensuite, comme on est souvent obligé de le faire en terrain étranger, utiliser ces premières études comme des traductions, première étape vers une compréhension, et vers une expression, de lesprit profond. Le 7 février 1800, Humboldt quitte Caracas pour Puerto Caballo, sur la côte Caraïbe. De là, il descend vers San Fernando, sur lApure, un affluent de lOrénoque. Il remonte alors lOrénoque jusquà Rio Negro, aux confins du Brésil, puis revient à lOrénoque par le Casiquare. En somme, soixante-quinze jours, deux mille deux cents kilomètres, consacrés à des collectes de «spécimens», à des mesures barométriques, thermométriques, trigonométriques, astronomiques, etc., et à son journal. Premier point à noter ici, une sensation de bien-être: «Je suis créé pour les Tropiques... jamais je nai été si constamment bien portant... jai séjourné dans des villes où la fièvre jaune faisait rage et jamais je nai eu le moindre mal de tête.» Il y a le bien-être intérieur, et il y a lapproche de lextérieur. Voici Humboldt évoquant les llanos (les steppes) au sud de Caracas: «Laspect du pays est toujours le même. Il ne faisait pas clair de lune, mais les grands amas de nébuleuses, qui ornent le ciel astral, éclairaient, en se couchant, une partie de lhorizon terrestre. Ce spectacle imposant de la voûte étoilée, qui se présente dans son immense étendue, cette brise fraîche qui parcourt la plaine pendant la nuit, ce mouvement ondoyant de lherbe partout où elle atteint quelque hauteur, tout nous rappelait la surface de lOcéan. Lillusion augmentait surtout (on ne se lasse pas de le dire) lorsque le disque du soleil montait à lhorizon, répétait son image par leffet de la réfraction, et, perdant bientôt sa forme aplatie, montait rapidement et droit vers le zénith.» On remarquera dans ce texte plusieurs éléments: en tout premier lieu, une sensation astronomico-tellurique; ensuite la juxtaposition de sensation brute et dexplication scientifique («effet de réfraction»), sans quun amalgame satisfaisant ait encore été trouvé; et finalement, le plaisir de lexpression, et même de la répétition («on ne se lasse pas de le dire»), Voici un autre texte, qui parle des cataractes de Maypures: «Il y a là un point doù lon découvre un horizon merveilleux. Lil embrasse une surface écumante qui a près de deux lieues détendue. Du milieu des flots sélèvent des rochers noirs comme le fer et semblables à des tours en ruine. Chaque île, chaque pierre est ornée darbres qui poussent des rameaux vigoureux: un nuage épais flotte constamment au-dessus du miroir des eaux, et, à travers cette vapeur décumes, sélancent les hautes cimes des palmiers Mauritia. Lorsque, le soir, les rayons ardents du soleil viennent se briser dans le nuage humide, des effets de lumières produisent un spectacle magique. Des arcs colorés sévanouissent et reparaissent tour à tour; leurs images vaporeuses flottent au gré des airs. »Tout autour, sur le dos nu des rochers, les eaux murmurantes ont amassé, durant la longue saison des pluies, des îles de terre végétale, ornées de mélastomes et de drosères, de fougères et de petites mimoses au feuillage argenté, ces îles forment des lits de fleurs au milieu des rochers nus et désolés. Elles réveillent chez lEuropéen le souvenir de ces blocs de granit appelés courtils par les habitants des Alpes, qui, couverts de fleurs, sélèvent isolément au milieu des glaciers de la Savoie. »A lhorizon bleuâtre, lil se repose sur la chaîne de Cunavami, formée par des dos de montagnes qui se prolongent au, loin et se terminent brusquement en un cône tronqué. Ce cône, nommé par les Indiens Calitamini, nous apparut au coucher du soleil comme une masse embrasée. Le même phénomène se reproduit chaque soir. Personne ne sest jamais approché de cette montagne. Peut-être léclat dont elle brille tient-il à des jeux de lumière produits par les reflets du talc ou du schiste micacé. »Durant les cinq journées que nous passâmes dans le voisinage des cataractes, nous reconnûmes avec surprise que le bruit de la masse deau qui tombe est trois fois plus fort la nuit que le jour. On remarque le même phénomène dans les chutes deau de lEurope; mais à quelle cause lattribuer dans un désert où rien ninterrompt le repos de la nature? Sans doute à des courants ascendants dair chaud qui, par le trouble quils apportent dans léquilibre de lélasticité atmosphérique, empêchent le son de se propager et en brisent irrégulièrement les ondulations. La fraîcheur de la nuit met fin à ces courants.» Là encore, sensations fortes et fines, vocabulaire technique précis (palmiers Mauritia, mélastomes, drosères...), mais vocabulaire «globalisant» peu satisfaisant: merveilleux, magique... Autre exemple, cette vision «géognostique» dune autre partie de lOrénoque: «Laspect géographique de cette contrée, la forme des rochers de Kéri et dOco, qui ressemblent si bien à des îles, les excavations creusées par les eaux dans la première de ces collines, et qui sont placées exactement au même niveau que celles de lîle Ouivitari, située à lopposite, toutes ces apparences prouvent que lOrénoque remplissait autrefois la baie laissée aujourdhui à sec. Vraisemblablement, les eaux formèrent un vaste lac, aussi longtemps quelles furent arrêtées par la digue du nord. Lorsque cet obstacle fut renversé, la savane habitée aujourdhui par les Indiens Guareca sortit du milieu des eaux. Peut-être le fleuve entoura-t-il longtemps encore les rochers de Keri et dOco, qui, sélevant du côté de lancien lit comme des tours bâties sur une montagne, présentent aux regards un spectacle très pittoresque. Les eaux, en sabaissant peu à peu, finirent par se retirer vers la chaîne de montagnes qui les borde du côté de lorient. »Plusieurs circonstances confirment cette supposition. LOrénoque, en effet, a, comme le Nil près de Philae et de Suez, la remarquable propriété de colorer en noir les masses granitiques dun blanc rougeâtre, quil lave depuis des milliers dannées. Partout où les eaux peuvent atteindre, on remarque sur les rochers qui bordent les rives une couche grise, contenant du manganèse et peut-être du carbone, qui pénètre à peine dun dixième de ligne à lintérieur de la pierre. Cette couleur noire et les cavités dont nous parlions plus haut marquent encore lancien niveau de lOrénoque. »Dans le rocher de Keri, entre les îles des Cataractes, dans les collines de gneiss de Cumadaminari qui courent au-dessus de lîle Tomo, enfin à lembouchure du Jao, ces cavités noirâtres sont élevées de 49 à 59 mètres au-dessus de la surface actuelle des eaux. Leur existence nous apprend (ce qui, du reste, peut être remarqué en Europe dans tous les lits des fleuves) que les courants dont la grandeur excite aujourdhui notre admiration ne sont que de faibles restes des énormes masses deau qui existaient dans les temps anté-historiques. »Des observations aussi simples nont pas échappé aux indigènes grossiers de la Guyane. Partout les Indiens nous faisaient remarquer les traces de lancien niveau. On voit même dans une plaine de graminées, près dUruana, un rocher de granit isolé, sur lequel, daprès le récit dhommes dignes, de foi, sont creusées profondément à une hauteur de 26 mètres des images qui semblent disposées par rangées et qui représentent le soleil, la lune et différentes espèces danimaux, surtout des crocodiles et des boas. Personne, aujourdhui, ne pourrait atteindre sans échafaudage aux flancs abrupts de ce rocher, qui mérite lattention la plus scrupuleuse de la part des voyageurs à venir. Les caractères hiéroglyphiques gravés sur les montagnes dUruana et dEncaramada sont également placés à des hauteurs inaccessibles... »Lextrémité septentrionale des cataractes attire lattention par des images naturelles, représentant, dit-on, le soleil et la lune. Le rocher Keri... tire en effet son nom dune tache blanche qui resplendit au loin, et dans laquelle les Indiens ont cru reconnaître une ressemblance frappante avec le disque de la pleine lune. Je nai pu gravir les flancs escarpés de ce rocher, mais je suppose que la tache blanche provient dun nud de quartz considérable, formé par la rencontre de filons croiseurs, qui se détachent sur le granit dun noir grisâtre.» Comme pour les autres textes cités, on notera la précision du détail, linsuffisance du vocabulaire global («un spectacle très pittoresque») et ce trait des lumières que jaime, tant les voyageurs en pays exotiques sont prêts à gober le premier «mystère» venu, prêts à humer voluptueusement le dernier relent rance du «sacré», ce trait qui consiste à traduire la lune du rocher Keri par une tache blanche provenant dun nud de quartz considérable. Ailleurs, en pays Inca, il précisera que le soi-disant sang dAtahualpa quon est censé voir sur une pierre est en fait «des agrégations damphibole et pyroxène formées naturellement dans la pierre». Humboldt «démystifie» donc, tout en étant prêt, car il sait que le domaine de la fable peut receler des vérités, à se pencher sur les images gravées de main dhomme dans tel rocher granitique. Mais poursuivons notre route. Voici lévocation du «superbe Orénoque» lui-même: «En sortant du Rio Apure, nous nous trouvâmes dans un pays dun aspect tout différent. Une immense plaine deau sétendait devant nous, comme un lac, à perte de vue. Des vagues blanchissantes se soulevaient à plusieurs pieds de hauteur par le conflit de la brise et du courant. Lair ne retentissait plus des cris perçants des hérons, des flamants et des spatules qui se portent en longues files de lune à lautre rive. Nos yeux cherchaient en vain de ces oiseaux nageurs dont les ruses industrieuses varient dans chaque tribu. La nature entière paraissait moins animée. A peine reconnaissions-nous dans le creux des vagues quelques grands crocodiles fendant obliquement, à laide de leurs longues queues, la surface des eaux agitées. Lhorizon était bordé par une ceinture de forêts; mais nulle part ces forêts ne se prolongeaient jusquau lit du fleuve. De vastes plages, constamment brûlées par les ardeurs du soleil, désertes et arides comme les plages de la mer, ressemblaient de loin, par leffet du mirage, à des mares deaux dormantes. Loin de fixer les limites du fleuve, ces rives sablonneuses les rendaient incertaines. Elles les rapprochaient ou les éloignaient tour à tour, selon le jeu variable des rayons infléchis. »A ces traits épars du paysage, à ce caractère de solitude et de grandeur, on reconnaît le cours de lOrénoque, un des fleuves les plus majestueux du Nouveau Monde. Partout les eaux, comme les terres, offrent un aspect caractéristique et individuel. Le lit de lOrénoque ne ressemble point aux lits du Meta, du Guaviare, du Rio Negro et de lAmazone. Ces différences ne dépendent pas uniquement de la largeur ou de la vitesse du courant: elles tiennent à un ensemble de rapports quil est plus facile de saisir, lorsquon est sur les lieux, que de définir avec précision.» De ce texte-ci, en plus des caractéristiques déjà relevées dans dautres, je retiens cette dernière remarque concernant un «ensemble de rapports quil est plus facile de saisir, lorsquon est sur les lieux, que de définir avec précision». Quest-il, cet ensemble de rapports? Comment le dire? Nous voyons déjà se profiler la question de la géopoétique. Mais, pour le moment, accumulons dautres éléments du voyage physique. Je voudrais évoquer, au raudal dAtures, ces vautours et ces engoulevents à la voix croassante qui volent solitaires dans les sillons profonds de la vallée, et dont lombre glisse sur les flancs nus du roc et disparaît rapidement. Ou bien ce plateau gelé des Andes, entouré de volcans et de soufrières qui dégagent continuellement des tourbillons de vapeur. Ou bien encore, la «route de lInca», cet ouvrage gigantesque, large de sept mètres, fait de blocs de porphyre trappéen dun brun noir, qui couvre les quatre cents lieues entre Quito et Cuzco à une altitude de 3391 mètres. Et, pour finir, Vera Cruz: «Cest ainsi quen peu dheures, dans ce pays merveilleux le physicien parcourt toute léchelle de la végétation, depuis lhéliconia et le bananier dont les feuilles lustrées se développent dans des dimensions extraordinaires, jusquau parenchyme rétréci des arbres résineux.» Revenu en Europe, Humboldt va faire de Paris, entre 1804 et 1827, sa résidence principale. Tout en continuant à se déplacer (à Rome, à Naples, à Vienne...), tout en remplissant, à distance, jusquen 1827, année où le roi le rappelle à Berlin, les fonctions de chambellan de Prusse (il est nommé à ce poste en 1805), tout en participant aux travaux de lInstitut de France et à la Société de géographie de Paris, tout en entretenant une correspondance volumineuse avec des savants du monde entier, il se consacre à la publication des résultats de son voyage américain. Les trente volumes se répartissent comme suit:
Si lon ajoute à ces quelque quinze mille pages, écrites en français et en latin, issues de son voyage américain, les Tableaux de la nature (Ansichten der Natur), écrits en allemand (1808), et le Cosmos (Kosmos, Entwurf einer physischen Weltbeschreibung - esquisse dune description physique du monde), publié en cinq volumes entre 1845 et 1862, sans parler dautres textes tels que son Voyage en Asie Centrale (1843), qui ne font que confirmer certains de ses points de vue sur «la construction du monde», nous avons un énorme corpus sur lequel réfléchir. François Arago, astronome et physicien, un des principaux amis et interlocuteurs de Humboldt à Paris, lui disait à propos de ses écrits: «Tu ne sais pas construire; tes livres sont comme des tableaux sans cadre.» Cest rigoureusement vrai. Mais nous nen tiendrons pas rigueur à Humboldt, nous ne considérerons pas cette caractéristique comme un défaut. Cest en cela que consiste lintérêt de luvre humboldtienne: elle ne se laisse pas facilement encadrer. Cela est vrai à un niveau purement compositionnel: quand il se met à écrire un essai de quinze pages, il le fait suivre de cent cinquante pages de notes (celui qui déclare que cela est «académique» est complètement à côté de la question). Mais cest vrai aussi à un niveau conceptuel.
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