DU
SURREALISME
A LA GEOPOETIQUE Georges AMAR |
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Lidée dune géopoétique(1) est fondée sur deux convictions: 1) La Terre et les êtres-de-la-Terre, qui ont été pendant longtemps marginalisés ou traités de manière réductrice (par la culture occidentale), doivent être remis dans le champ de la culture humaine, et ne peuvent lêtre que selon une approche, une sensibilité, un savoir renouvelés et réorientés. 2) La vitalité de lesprit humain, le principe de toute énergie créative aussi bien que perceptive, est dordre fondamentalement «poétique», à condition que lon ne limite pas ce terme à une sous-catégorie de la littérature, elle-même complètement séparée des activités humaines les plus déterminantes de notre civilisation, notamment de la science. Ces deux intuitions se rejoignent: 1) La puissance poétique de lesprit humain ne peut (re)trouver toute son ampleur que si, par-delà tout esthétisme et tout sentimentalisme, elle se remet en contact avec la réalité la plus riche et la plus vive: si elle sait souvrir au vaste monde réel, non par projection de formes ou de qualités imaginaires, mais par sa propre complexité reconnue. 2) La nouvelle approche des choses-de-la-Terre dont nous avons besoin doit associer connaissance et sensibilité, beauté et vérité, exactitude et amour, créativité et réceptivité, énergie et respect. Ainsi, nous parlons dune nouvelle approche poétique de la Terre, comme du renouvellement de notre intérêt pour la Terre et de nos conceptions poétiques, chacun de ces deux aspects étant la condition de lautre. Une telle orientation ne va guère de soi au sein dune histoire culturelle qui, dans lensemble, na cessé de distendre notre rapport au monde, de le dés-intensifier, de le dissocier en compartiments étanches: processus de connaissance scientifique au dynamisme indéniable, mais de plus en plus pauvre en sensations; relation symbolique, sappuyant sur la plus ancienne pensée mythique de lhumanité pour aboutir à des rejetons plus ou moins charlatanesques, illusoirement «alternatifs» à la voie scientifique; représentation artistique, qui revendique encore trop souvent, en réaction encore contre la science dominante ou contre la morale dorigine religieuse, un subjectivisme effréné finalement peu fécond; enfin, une techno-économie qui ne voit jamais dans la Terre quun stock de matières premières à exploiter le plus rentablement possible, pour le profit (à courte vue) de quelques-uns.Quel «grand travail» (2) pourrait nous ouvrir une voie nouvelle, qui fasse tenir ensemble sans en oublier aucun, science, art, économie, technique, éthique? Sans doute pas la recherche dune théorie unitaire, vite devenue pseudo-mythe ou doctrine totalitaire. Plus modestement, quel langage pourrait véhiculer et soutenir notre nouvel intérêt pour le monde, sans lappauvrir daucune de ses dimensions? Véhicule, voie... cest bien de mouvement quil sagit. LInstitut de Géopoétique na dautre vocation que de devenir le «Grand Véhicule»(3) dun mouvement. Mouvement dans et de la culture. Et, en effet, «ça bouge» deci de-là. Dans la science, ou en tout cas chez certains scientifiques (parfois même trop pressés). Dans l«opinion», au sein de laquelle lécologie, et parfois plutôt, malheureusement, lécologisme, trouve de plus en plus déchos. Mais cet ensemble dévolutions fait-il mouvement vers quelque chose, quelque chose de plus quune mode, de plus quune gamme de nouveaux «produits», et surtout de mieux quune nouvelle idéologie (de la pureté, du terroir...)? Il ny aura rien de neuf sous le soleil (cest le cas de le dire) si, par-delà toutes les bonnes intentions du monde, ne se produit pas un véritable travail culturel qui affecte nos manières de penser et de sentir; si les discours et même les savoirs (éco-logie) ne sont pas étoffés de sensations nouvelles et intelligentes (des «sensations organisées» disait Cézanne). Cest pourquoi nous parlons de géo-poétique, et la voyons comme un mouvement dans (et hors de) la culture, comme un fleuve qui lirriguerait et scintillerait dans tous les domaines de lactivité et de la pensée humaines. Comment alors définir les traits caractéristiques du mouvement géopoétique? Le premier serait sans doute le dernier mot prononcé par Kenneth White, en clôture du second colloque de géopoétique: tâtonnement. Si en effet lhorizon fondamental de la géopoétique est de nature synthétique, deux écueils opposés la menacent en permanence: celui de la tentation de synthèse précoce, cest-à-dire des syncrétismes naïfs et sentimentaux qui réconcilient à bon compte physique théorique et «philosophies orientales» (par exemple); et à linverse celui du réductionnisme par tentative de récupération par telle ou telle tendance unilatérale, quelle soit dordre littéraire, «écologiste», politique ou autre. En cette époque de consommation culturelle à produits rapides et «light», la géopoétique pourrait, aux yeux de certains, faire bonne figure sur les étagères du «New Age» (voire dans les annexes culturelles du programme électoral dun parti politique). Avant dêtre une doctrine, la géopoétique est le désir dune réexploration, dune ré-jouissance, dune ré-évaluation du monde, du vaste monde. Pas à pas, voyage par voyage, sensation par sensation, éclair de pensée par éclair de pensée - refaire (à tâtons) la carte du monde. Une carte qui soit en même temps le chant et la charte du monde. Ouverture et énergie patiente donc; pourtant un certain travail de définition est nécessaire, pour concentrer des énergies et faciliter des «traductions», et surtout pour couper court autant que possible aux interprétations réductrices. Effort de définition - non pas en vue dune doctrine, mais pour tenter de mieux comprendre et ainsi de mieux partager les conditions auxquelles la géopoétique peut se constituer en mouvement fécond. Sa caractéristique première est certainement dêtre une poétique. Mais quelle poétique? Ici il faut sans doute expliciter une distinction, entre le poétique, adjectif substantivé qui désigne une catégorie générale, la qualité de ce qui présente un caractère de poésie, la poétique comme «théorie générale de la nature et du destin de la poésie» (Petit Robert), et enfin, ce qui nous intéresse ici: une poétique. Une poétique, cest, pourrait-on dire, une méthode de travail; une manière de faire, de sentir, de penser, de produire. Cest un ensemble de traits qui caractérisent un être ou un groupe en tant quil est actif dans un certain milieu, dans un contexte, et qui, en ce sens, sous-tend à la fois son éthique et son esthétique. On pourrait dire que cest son style fondamental - mais le «style» nest souvent quune forme de répétition. La poétique dun être est sa manière propre dêtre créatif; aussi bien dans ses perceptions (rappelons-nous Bergson: «la perception est un commencement daction») que dans ses productions. Un être ne devient véritablement créatif, véritablement actif, que lorsquil a trouvé sa poétique: une modalité daccord heureux, cest-à-dire à la fois exact et amoureux, avec son milieu. La poétique dun être est sa méthode de travail et de vie, sa voie, en vue de cet accord et en vertu de cet accord. Quelle est la poétique de la géopoétique? Ce nest pas une question simple, surtout si, au-delà dune série dexemples puisés dans un certain nombre duvres poétiques, on veut en donner une définition conceptuelle. Cest à cela que veut contribuer le présent et succinct essai. Pour que cette question puisse être véritablement abordée, on devra préciser la notion même de mouvement culturel à fondement poétique. Je le ferai en examinant le cas de ce qui fut sans doute le plus important mouvement de ce type au cours de notre siècle, le surréalisme. Mais je veux dabord approcher davantage la spécificité de la géopoétique, en portant lattention sur ce qui constitue certainement le trait le plus significatif de toute poétique: une certaine gamme de sensations, un type daffect. LAFFECT GÉO-POÉTIQUE Le type daffects, démotions, de «saveurs», caractéristique de la géopoétique peut être nommé en première approximation: la sensation-de-monde. La géopoétique est inséparable de la re-découverte de cet affect spécifique, énergie à laquelle elle puise et quelle se donne pour but dexprimer. Cest en ce sens que lenjeu de la géopoétique est la recherche dun langage-pour-le-monde: un langage qui nampute pas les choses de leur mondéité mais au contraire la leur restitue. Tout être, tout objet, est, en tant que je le perçois et lidentifie, le résultat dune sélection ou dun «découpage» opéré par moi dans la réalité. Je considère par suite cet objet en fonction des usages ou des effets quil peut avoir pour moi, au plan matériel ou symbolique, cest-à-dire en fonction des interactions, potentielles ou actuelles, quil entretient avec moi. Pour autant, il demeure, en tant quil est réel, un être-du-monde, en relation avec bien dautres êtres que moi. Ainsi, tout être que je perçois (avec lequel jai commerce) peut être envisagé selon deux perspectives différentes: 1) cest un être-pour-moi, donc les caractères et qualités dépendent largement de mes propres dispositions; 2) cest un être-du-monde: non seulement une partie, un «morceau», en interaction avec dautres, mais encore une expression du monde, lun de ses «modes», qui, en tant que tel, lexprime tout entier, en exhale le parfum... Cest cette dernière dimension quil faudrait appeler la «mondéité» dun être ou dune chose. Laffect géopoétique, quil ne faut pas confondre avec la beauté attachée à tel objet, tel être ou tel site, est le signe, lindice psycho-physiologique dune certaine qualité de notre relation aux êtres-de-la-Terre; cest le corrélat dune prise de conscience (qui peut être progressive, ou subite comme un satori) de la mondéité de la réalité à laquelle nous participons. Cette relation est extrêmement complexe, mais elle est pourtant, dabord, une relation directe: voir la montagne, entrer en contact avec la surface des choses («Le plus profond, cest la peau» disait Valéry), avec les choses telles quelles apparaissent, telles quelles émergent à la lumière - indépendamment de toute signification sociale, scientifique, rituelle ou économique. Linné avait vu que les mouettes sont bleu ciel (4). Vision de «primitif» (Cézanne, montrant un tableau à un visiteur: «le ciel est bleu, hein! - et ça, cest Monet qui la découvert!»). Mais cela ne signifie pas quil sagisse dune vision dignorant. Lignorant nest que celui dont le regard est conditionné par un savoir qui signore, un savoir réducteur parce quunivoque. Se «libérer» du savoir suppose en fait den avoir beaucoup, et surtout plusieurs «points de vue» sur la même chose, chacun dentre eux relativisant les autres. De plus cette multiplicité contribue à intensifier notre relation au monde, comme, par exemple, lors de la coïncidence dun discours scientifique, dune description sensible et dune interprétation symbolique sur une même réalité. Laffect géopoétique est lémotion corrélative dun intérêt profond, intime, intense, que nous éprouvons pour une chose en tant quelle est une chose-du-monde. Quelle est la nature de cet «intérêt» (inter-esse)? Une communication sétablit entre notre être et celui dun être du monde. Cest une sorte de rapport amoureux. Cest peut-être même lessence du rapport amoureux, lorsque celui-ci est libre de narcissisme. Une reconnaissance. Une résonance. Mystérieusement et en toute simplicité un accord se produit entre moi et cette forêt, cet oiseau, cette femme... comme entre deux vagues du même océan. Un accord, une rencontre - ce nest ni un pacte ni un contrat passé entre deux «personnes» pour équilibrer leurs intérêts respectifs, ce nest pas un face-à-face. Un accord est fondé sur la découverte dune commune appartenance, dune communauté de substance. Cest dans le même mouvement que je me découvre «en accord» avec une réalité autre, un autre que-moi, et que je prends conscience dun quelque chose de plus vaste, commun à nous qui sous-tend et rend possible la rencontre: le monde, un monde. (Nous découvrons que nous sommes deux vagues du même océan en même temps que nous prenons conscience de locéan). Cest par le monde que nous nous rencontrons; nous-mêmes, nous autres(5). Cest par le monde que nous nous inter-essons. Dans un «accord» avec un autre être, ce qui mest accordé, cest le monde. Sensation de monde. Quelles sont les conditions dune telle rencontre? La première est sans doute de dépasser tout anthropomorphisme. Ne pas prendre la mer pour sa mère (encore que ça soit peut-être mieux que de la prendre pour une usine à poisson). La tension, le paradoxe propres à lenjeu géopoétique sont dans le fait quil sagit de la rencontre avec ce qui nous est le plus «exotique» (voir Segalen), à savoir le non-humain, et en même temps le plus proche, le plus consubstantiel: la Terre. Et cette différence paradoxale doit être maintenue. Le second écueil est en effet la tentation dune «fusion», toujours illusoire et rapidement appauvrissante. Il ne sagit pas de se perdre dans une pseudo-communion avec la Nature. Nous sommes humains, et cest en tant que tels, à notre degré maximum, que nous rencontrons, dialoguons, résonnons avec le monde. Cest une rencontre active, qui demande que nous soyons (et qui nous conduit) au sommet de notre puissance; et cest pourquoi elle est poétique. Notre puissance se rejoint elle-même dans la rencontre. Atteignant son acmé elle devient expressive. Elle dit. Elle éternise. Léternité est le signe dun événement porté à son plus haut degré. LE MOUVEMENT SURRÉALISTE Une approche historico-culturelle pourrait sans doute situer la géopoétique dans un arbre généalogique très riche, aux racines anciennes et étendues. Mais le plus intéressant, pour mon propos, serait en fait de repérer, à travers époques et cultures, ce que jai appelé des mouvements culturels à fondement poétique. En voici trois exemples, trois «moments» fort éloignés les uns des autres. Je ne fais que mentionner les deux premiers, en guise de points de repère, pour mattarder davantage sur le troisième (6). Le plus ancien (de ces trois) serait le «moment chinois» - disons, pour fixer les idées, lépoque de Li Po, Wang Wei et Tu Fu. Grande époque qui voit la conjonction de la plus haute poésie, de la peinture de paysage («Montagne et Eau»), de la calligraphie qui est en quelque sorte leur trait dunion, et tout cela dans une atmosphère philosophico-religieuse taoïste, source prodigieuse non seulement dart poétique et plastique, mais aussi de sagesse et de «science» (alchimie, médecine...). Si la Grèce de Parménide et de Platon a pu être réputée «âge dor» initial dans la perspective scientifico-politique qui est devenue celle de lOccident (aujourdhui mondiale), nul doute que la Chine, de Tchouang-tseu à Li Po, est lune des plus riches heures du courant géopoétique demeuré pour de longs siècles souterrain. Second moment - bien ailleurs - le romantisme allemand. Le taoïsme se nourrissait dun dialogue critique avec le confucianisme, doctrine de type humaniste qui visait à aménager tout en le confortant lordre social traditionnel; le romantisme quant à lui sappuie sur la force libératrice des «Lumières», tout en constituant la première réaction contre la désacralisation dont était déjà porteur le progrès scientifique, le développement de lemprise de la Raison. Peintres et poètes, musiciens et philosophes - leur rencontre dans un mouvement, un désir, un projet communs est un fait signifiant - privilégient la recherche et lexpression dun «accord» (résonance harmonique) entre lâme et le monde, un enthousiasme, une température spirituelle qui magnifie, qui «romantise» la vie et met lhomme en contact avec les puissances mystérieuses de la Nature. Le moment surréaliste A nouveau, nous avons affaire à un mouvement de culture à base essentiellement expressive, poétique, mais dont lénergie, considérable, est liée à sa capacité à faire se rencontrer plusieurs grands mouvements contemporains: scientifique, à travers la psychanalyse et lanthropologie; sociopolitique, via lidéal révolutionnaire communiste. On peut clairement identifier dans le surréalisme trois ingrédients qui en font une puissante dynamique culturelle (expliquant ainsi la relative rapidité de sa propagation internationale): un enjeu; un champ; une méthode (une poétique). A ces ingrédients il faut bien sûr ajouter lengagement de quelques individus doués dune double capacité: de formulation théorique (les fameux «manifestes»); de production duvres, qui seules apportent la preuve de la fécondité des nouvelles fondations. Reprenons donc un à un les trois ingrédients en question: a) Le surréalisme est inséparable dun enjeu révolutionnaire, qui ne lui est pas propre (1917...) mais quil fait totalement sien et dont il pousse la logique à son extrême limite (sous linfluence sans doute du mouvement dada, encore plus extrémiste que lui, mais plus instable). La révolution est sociale, économique, mais - et cest bien là que les communistes ne suivront plus - cest une révolution humaine totale: elle sape les fondements aussi bien de la morale «bourgeoise» que de la logique «classique», et bien entendu tous les canons de lart quels quils soient. Lun des traits de génie de Breton fut certainement davoir greffé sur la révolution marxiste la «révolution freudienne», et sur elles deux le «scandale» artistique représenté en particulier par les uvres et les personnages de Sade, de Rimbaud et de Lautréamont. Ce qui donne au surréalisme son allure apocalyptico-messianique (ce ton altier de Breton), cest bien sa conscience dun extraordinaire enjeu, et de la mission quil se donne: rien moins que de révolutionner les modes humains de penser, dagir, de vivre et de jouir! - une telle révolution étant la seule réponse possible à létat de délabrement de la culture tel que le manifeste par exemple la Première Guerre mondiale. Cest cet enjeu et cette mission qui mobilisent le surréalisme, qui lui confèrent (au moins à ses propres yeux) une sorte de dimension historique. b) Mais cela naurait pas suffi. Ce qui donne à proprement parler au surréalisme sa matière, son champ de travail, dexpérimentation et dexploration, cest la découverte (freudienne) de l«inconscient». Ou, plus largement, dun «monde psychique» dont la plus grande part est hors tout contrôle de la conscience, et donc de la morale (sociale) et de la logique (scientifique). Ce nouveau territoire est la source dune intense énergie de libération (an-archique) et loccasion dun ressourcement: il permet de renouer avec la «pensée mythique» et ainsi avec toutes les cultures non-occidentales, «primitives», etc., jusque-là largement ignorées (ou minorées). Le champ psychique semble ainsi offrir un immense réservoir de formes, dimages, didées. Et tout un chacun, sans distinction de talent, dorigine sociale ou de pouvoir, est a priori capable dy puiser. Cest le fond commun de lhumanité, son fond le plus riche. Linconscient est le motif fondamental du surréalisme (que lon pourrait, pour cette raison, nommer une psycho-poétique) (7) c) Encore fallait-il savoir comment exploiter cet intarissable filon... dont vingt et quelque siècles de morale et de «raison» nous auraient soigneusement barricadé les accès. Cest là quintervient la «méthode» qui est lessence même du surréalisme, son apport le plus spécifique, qui la rendu concrètement efficace, productif: lécriture automatique. Écrire ce qui vous passe par la tête, tout contrôle logico-moralo-esthétique suspendu. Breton devait reconnaître plus tard, et encore assez discrètement, que cette suspension est en fait extraordinairement difficile et rare (il laisse entendre quelle na été à peu près exactement pratiquée quau cours des toutes premières expériences réalisées par lui-même et Soupault, cest-à-dire avant quelle ne soit érigée en «méthode»...). Il nempêche: le principe était apparemment clair, et il eut des effets foudroyants, pour le meilleur (dans la peinture par exemple - mais plutôt pas celle étiquetée surréaliste!) et pour le pire (l'avalanche du soi-disant irrationnel). Généralisant la technique d«association libre» utilisée par Freud à des fins strictement thérapeutiques (comme substitut à lhypnose), et soumise pour cela à la discipline de linterprétation, le surréalisme invente, avec lécriture automatique, un véritable principe de production, une «technique poétique», définie par des règles du jeu, un cérémonial de mise en condition (parfois à laide dadjuvants, drogues ou autres). Breton sinterdit (et interdit), toute «correction»: il faut laisser la parole à linconscient et la recueillir sans aucune intervention de la faculté de juger. A ces conditions la production de linconscient est extraordinaire: rapprochements et connexions inouïs, accès aux sources profondes... En fait, lécriture automatique détermine le style, le ton, - laffect spécifique que le surréalisme a apporté non seulement aux arts mais à la culture dans son ensemble: une sensation de contact avec la région mentale doù surgissent les rêves, les mythes, les forces obscures de la vie. Elle est aussi, au moins partiellement, à lorigine dune «logique de la spontanéité» qui a connu un immense retentissement. Il faudrait en effet, par-delà sa
méthode, considérer ce quest lexpérience
surréaliste, - lécriture automatique étant
un moyen pour déclencher, retrouver ou communiquer cette expérience.
Car le surréalisme, par delà ou en deçà de
tout contexte artistique ou révolutionnaire, est une conception
de lexistence qui se caractérise par un certain type dexpérience
vécue. Le concept en est la rencontre, une rencontre aléatoire
entre réalités incongrues dont le rapprochement produit
une sensation spécifique: celle du merveilleux. Le prototype en
est la phrase de Lautréamont popularisée par Breton: En pratique ce concept de rencontre (et la théorie du «hasard objectif» supposée létayer) est notamment au cur de deux expériences type: le rêve et la rencontre amoureuse. A maints égards le rêve est lexpérience surréaliste archétypale. Expression directe de linconscient, a-logique, a-moral, tableau ou récit spontanément merveilleux, en communication souterraine avec les mythes des hommes à travers lespace et le temps, le rêve est le modèle de la «vie surréaliste», du sur-réalisme. La rencontre amoureuse, dont le Nadja de Breton, entre autres, fixe le type, en est en quelque sorte la face existentielle ou sociale. Elle retrouve sans doute des formes plus anciennes (lAmour Courtois par exemple), en y ajoutant les ingrédients propres au surréalisme: hasard, liberté, sens du merveilleux... Il ne faut cependant pas croire que la virulence anarchiste du surréalisme exclut toute dimension éthique. Cest ainsi que Breton insiste beaucoup sur sa conception de lamour exclusif, à lopposé de tout libertinage (condamné comme «bourgeois»). Il va jusquà affirmer que la quasi-totalité des désaccords survenus entre lui et ses nombreux compagnons et amis, qui ont, tout au long de son histoire, quitté plus ou moins violemment le mouvement surréaliste, avaient pour motif le plus fondamental, moins des différences dappréciation de nature politique ou esthétique, que leur divergence sur cette question déthique amoureuse (à ne pas confondre avec une morale sociale): «un amour à la fois (je pense à cette belle phrase attribuée au philosophe Berkeley sur son lit de mort: one world once). Il y a un autre aspect, assez peu cité, de ce que lon pourrait appeler léthique poétique de Breton. Dans le beau texte intitulé Signe ascendant, voici ce quil dit de limage poétique: On se souvient quil y a trente ans, Pierre Reverdy, penché le premier sur la source de limage, a été amené à formuler cette loi capitale: «Plus les rapports de deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus limage sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.» Cette condition, absolument nécessaire, ne saurait toutefois être tenue pour suffisante. Une autre exigence, qui, en dernière analyse, pourrait bien être dordre éthique, se fait place à côté delle. (...) limage analogique (...) se meut, entre les deux réalités en présence, dans un sens déterminé, qui nest aucunement réversible. De la première de ces réalités à la seconde, elle marque une tension vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce rendue, les usages consentis. Elle a pour ennemis mortels le dépréciatif et le dépressif. (...) La
plus belle lueur sur le sens général, obligatoire, que doit
prendre limage digne de ce nom nous est fournie par cet apologue
Zen: «Par bonté bouddhique, Basho modifia un jour, avec ingéniosité,
un haïkaï cruel composé par son humoristique disciple,
Kikakou. Celui-ci ayant dit: «une libellule rouge - arrachez-lui
les ailes - un piment», Basho y substitua: «un piment -mettez-lui
des ailes - une libellule rouge». Le surréalisme, par le privilège
quil accorde au «monde intérieur» semble à
lopposé de la géopoétique, placée, elle,
sous le signe du dehors. Pourtant, par lintermédiaire des
mythes, il a donné (ou amplifié) un élan au désir
de rencontre avec les cultures non occidentales, qui, pour la plupart,
sont beaucoup plus «géopoétiques» que la nôtre.
Par ailleurs, ne faut-il pas voir dans
lamour de Breton pour certains lieux, tels que la Gaspésie
dArcane 17, un signe douverture géopoétique
qui transcende les pauvretés fantasmagoriques des derniers jours
du surréalisme?
Pour rester ce quelle doit être,
conductrice délectricité mentale, il faut avant tout
quelle [la pensée poétique] se charge en milieu isolé.
Lisolement, sur cette côte
de la Gaspésie, aujourdhui, est aussi inespéré
et aussi grand quil se puisse.
Cest plus encore le cas, peut-être,
de ce petit village du Lot, Saint-Cirq-La-Popie, où il a passé
les dernières années de sa vie. Voici comment Breton traduit
la poéticité de son village délection:
Cest au terme de la promenade
en voiture qui consacrait, en juin 1950, louverture de la première
route mondiale - seule route de lespoir - que Saint-Cirq embrasée
aux feux de Bengale mest apparue - comme une rose impossible dans
la nuit. (...)
Par-delà bien dautres sites
- dAmérique, dEurope - Saint-Cirq a disposé
sur moi du seul enchantement: celui qui fixe à tout jamais. Jai
cessé de me désirer ailleurs. Je crois que le secret de
sa poésie sapparente à celui de certaines illuminations
de Rimbaud, quil est le produit du plus rare équilibre dans
la plus parfaite dénivellation des plans. Lénumération
de ses autres ressources est très loin dépuiser ce
secret...
Chaque jour, au réveil, il me
semble ouvrir la fenêtre sur les Très Riches Heures, non
seulement de lArt, mais de la Nature et de la Vie.
Ces quelques lignes suffisent à
indiquer la voie dune réconciliation des deux mondes, lintérieur
et lextérieur, que Rilke à sa manière désignait
par le terme Weltinnenraum (lespace interne du monde) - Rilke
qui lisait dans les yeux des animaux quils savent bien que nous,
humains, «ne sommes guère à laise dans ce
monde interprété».
Cesser dinterpréter, commencer
à voir, à sentir.
Cesser de bavarder, commencer à
dire (René Daumal).
Le surréalisme avait commencé.
Sil a finalement tourné court cest faute dun
espace suffisant... Cest pour avoir, non pas dans ses intérêts,
son insatiable curiosité, mais au niveau de sa poétique
elle-même, «calomnié le dehors», comme dirait
Thoreau. Nest-il pas surprenant, par exemple, quun il
aussi pénétrant (trop pénétrant peut-être)
que celui de Breton ait pu se méprendre sur luvre de
Cézanne au point de trouver sa démarche «imbécile»?
Sans doute a-t-il été aveuglé par le dogme du primat
du monde intérieur sur lextérieur (Allez sur le
motif! criait Cézanne), et par celui de lartiste «révolutionnaire»,
qui ne correspondaient guère à la figure de lermite
de la montagne Sainte-Victoire.
(1) Cf. notamment le Texte inaugural de Kenneth White, 1989. Ce paragraphe rappelle les principales thèses et propositions du fondateur de la Géopoétique, dans le sens des questions qui font lobjet du présent essai. (2) «Le champ du grand travail» est un terme de Kenneth White. (3) «Grand Véhicule»: Maha-yana en sanscrit - cest le nom de lun des principaux corps de doctrine du bouddhisme. Le terme de véhicule a lavantage dindiquer clairement quil ne sagit pas de sinstaller dans un système de pensée et de rites, mais daller quelque part. (4) Anne Bineau, «Sur les pas de Carl Von Linné: Une écriture de la terre lapone», in Cahiers de Géopoétique, n°2. (5) On pense bien sûr au je est un autre de Rimbaud, formule quil a vécue comme frustration ontologique car elle débouchait ou sappuyait, pour lui, sur un nous ne sommes pas au monde. Laffect géopoétique est au contraire une «joie active» (comme dit Spinoza) pour laquelle lêtre-autre coïncide avec un être-au-monde. (6) Ces trois moments ont fait lobjet des séminaires de Kenneth White pendant les vingt dernières années. (7) Plutôt
que de «poème» surréaliste, Kenneth White a
toujours parlé, dans le cadre de la stricte écriture automatique,
de «psycho-texte».
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