MESSAGE
DU MEXIQUE |
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Contepec est un village entouré de collines dans la région orientale de lEtat de Michoacan. Au-delà des collines, se trouvent les Etats de Mexico, Quérétaro et Guanajuato. La colline la plus haute se nomme Altamirano et sur son sommet, El Llano de la Mula, se rend chaque année, depuis le Canada, le papillon Monarque, le Danaus Plexippus, de la famille des danaïdes. On estime que ce lépidoptère, attaché aux forêts doyameles (1) (Abies religiosa) et aux plantes algodoncillos (petits cotons) et venenillos (petits venins) (Asclepia Syriaca) dont il se nourrit et dont il tire son odeur et son goût désagréables afin déloigner ses, prédateurs naturels, existe depuis deux cents millions dannées. Sur El Llano de la Mula, quand chauffe le soleil dans les jours limpides dhiver, des millions de papillons couvrent les troncs et les branches des oyameles, créant un ciel et un sol mobiles dailes tigrées, que lon entend dans le silence profond, des bois comme une brise de feuilles sèches. Quand vient le printemps, une mer de papillons descend par le Valle del Pintor et par les flancs de lAltamirano à la recherche deau et de chaleur, atteignant les rues du village qui deviennent alors des fleuves aériens. Vers la fin du mois de mars, les colonies prennent la route du retour vers le Nord, pour revenir ponctuellement, mêmes et différentes, au début du mois de novembre. Une légende indigène de tradition orale a essayé de mettre en relation larrivée annuelle des papillons et le retour des âmes des morts, en associant la présence de cet insecte aux cérémonies qui vouent un culte au passage fantomatique de lhomme sur la Terre. Je crois que cette légende est née afin de répondre aux questions des journalistes à propos de lexistence dhistoires locales (nahuas, mazahuas et tarascas) sur les migrations du Monarque. Né à Contepec, Michoacàn, jai vu chaque année, pendant mon enfance, passer le papillon Monarque devant le jardin de ma maison. De la porte donnant sur la rue, jai observé la colline dAltamirano comme un oiseau aux ailes ouvertes, toujours sur le point de prendre son envol et de sen aller, mais toujours là. Là-haut, le Llano de la Mula enfermait son secret des papillons et des coccinelles. Des coccinelles que lon trouvait par centaines de milliers dans les plantes, transformées en grands bouquets de coléoptères. Nous, habitués à voir tous les ans les colonies peuplées de millions de Monarques, nous ne savions pas (comme on la su à partir de 1974, grâce aux recherches de Norah et Fred Urquhart) que ce lépidoptère venait du Canada en un long voyage migratoire de 4 à 5000 kilomètres, volant à une vitesse approximative de 15 kilomètres à lheure et entre 120 et 160 kilomètres par jour, et quil était larrière-petit-fils de celui qui était parti lannée précédente. Quand jai commencé à écrire des poèmes, je me promenais le soir dans le village, allant vers la colline dAltamirano ou vers le verger de Trinidad Monroy, en direction opposée. De ces deux endroits, je dirigeais mon regard vers le Llano de la Mula, avec ses hiboux et ses colibris, ses coyotes et ses serpents à sonnettes, ses petits renards et ses vipères cornues. Ainsi la colline est-elle devenue le paysage de mon enfance, ma mémoire denfant. A dix-sept ans, je suis parti pour la ville de Mexico (sous prétexte détudier le journalisme, mais en réalité pour écrire de la poésie). En 1966, avec mon épouse Betty, jai entrepris un voyage à travers les Etats-Unis et quelques pays européens, qui a duré quatorze ans, et je suis revenu chaque année, sauf une, à Contepec, pour les mois dhiver. Je suis monté chaque année sur la colline pour visiter le sanctuaire des papillons. Pendant ces visites, les paysans minformaient sur les coupes de bois et les incendies qui sétaient produits pendant mon absence et me révélaient les projets dexploitation forestière des édiles municipaux et des représentants des secrétariats de la Réforme agraire, de lAgriculture et des Ressources hydrauliques. Chaque année, on coupait davantage doyameles dans le Llano de la Mula et de moins en moins de papillons se rendaient au sanctuaire. La beauté naturelle qui, un jour, avait stimulé ma littérature était pillée et les images qui avaient enrichi mon enfance étaient détruites. Jétais désespéré par la possibilité que Contepec ne devienne, comme tant de villages au Mexique, une terre en friche entourée de collines pelées. Le manque de respect envers la forêt que manifestaient de nombreux êtres humains, mhumiliait en tant quêtre humain et me faisait me sentir un étranger sur le lieu de ma naissance. «Comme cest étrange, me disais-je, nous respectons les chefs-duvre de lhomme dans tous les musées du monde, mais nous détruisons aveuglément les chefs-duvre de la Nature comme sils étaient notre propriété et comme si nous déterminions le droit à lexistence despèces qui sont sur terre depuis des temps immémoriaux.» Jai compris quil était difficile pour les gens autour de moi de se préoccuper de la conservation des arbres et des papillons quand ils devaient répondre à des nécessités plus angoissantes. Je me suis rendu compte aussi que ceux qui rasaient les forêts et faisaient le trafic danimaux nétaient pas à proprement parler des paysans, qui eux protégeaient les arbres, mais des trafiquants de bois professionnels qui, de plus, emportaient à leur profit le bien public. Après les coupes, les gens autour de moi étaient aussi pauvres quavant, mais maintenant ils létaient au milieu dun environnement dévasté et laid. Jai compris que ceux qui détruisaient les chaînes de vie violaient les droits des hommes des communautés qui cherchaient à vivre en harmonie avec leur milieu, et que, très souvent, ils commettaient un crime social et moral en détruisant leurs forêts, en polluant leur eau, en érodant leur terre. En somme, en les privant de leur nourriture. Et tout cela, au nom du progrès économique. Mais quel progrès peut-il y avoir quand les écosystèmes sont endommagés et que le sol devient inhabitable et stérile? Jai laissé courir mon imagination sur la possibilité davoir un jour une influence politique et obtenir que le gouvernement déclare la colline dAltamirano parc national. Bien que je sache que les dangers encourus par le sanctuaire du papillon Monarque ne disparaîtraient pas avec un décret officiel, car les parcs naturels (telles les forêts des volcans Popocatepetl et Iztac Cihuati, plus importants que la colline de mon village) étaient sujets à des coupes de bois. Autour de moi, il ny avait presque plus de montagne ou de forêt qui échappât à la hache et à la tronçonneuse des bûcherons, depuis la Lacandonia jusquaux forêts vierges de Chihuahua, depuis les Chimalapas jusquaux forêts de Veracruz et de Mlchoacàn. Après que le Groupe des Cent eut manifesté le 1er mars 1985, dans le but darrêter la détérioration de lenvironnement dans la vallée de Mexico, jai pu, à la fin du mois davril 1986, lors dun voyage sur le site dune centrale thermoélectrique, convaincre le secrétaire dEtat à lécologie et au développement urbain dalors, Manuel Camacho Solis, de faire en sorte que le président de la République, Miguel de la Madrid Hurtado, déclare les sanctuaires du papillon zones protégées. La nouvelle fut rendue publique au moyen dune lettre brève et générale, lue par Camacho Solis à des enfants de Ciudad Satélite, dans la forêt de Chapultepec, précisément le Jour de lEnfant. Passèrent des semaines de silence jusquà ce quun après-midi, on mappelle du Secrétariat à lEcologie et au Développement urbain pour minviter à une réunion avec des représentants du gouvernement, compétents en matière de destinées de sanctuaires. On décida là que lon protégerait seulement les zones-noyaux et non pas les zones dinfluence ni les collines. Le pire de tout, cest quils laissaient en dehors la colline dAltamirano parce que lun des conservateurs qui assistaient à la réunion ne connaissait pas le sanctuaire du Llano de la Mula. Jai obtenu que lon inclue la colline dans le décret, qui a été publié au Journal Officiel de la Fédération le jeudi 9 octobre 1986, et où lon déclarait zones protégées pour la migration, lhibernation et la reproduction du papillon Monarque les régions telles que Sierra Chincua, Sierra del Campanario, Cerro Huacal, Cerro Pelon et Cerro Altamirano. Les zones-noyaux constituaient lhabitat indispensable pour «la permanence du phénomène migratoire... et la banque génétique des diverses espèces qui y habitent». On décrétait «linterdiction totale et indéfinie de lexploitation forestière de la flore en général et de la faune sauvage». Les zones-tampons étaient destinées à protéger les zones-noyaux de limpact extérieur et on y permettait des «activités économiques productives dans les limites des normes écologiques». «Les interdictions dexploitation forestière et cynégétique y auraient là un caractère temporaire.» Dans les zones-tampons ainsi que dans les collines, la coupe doyameles et les incendies provoqués continuèrent à se produire après le décret officiel. Dans lhiver 1989, à cause dun incendie criminel et de lexploitation abusive doyameles dans le sanctuaire, les papillons sy sont rendus mais ny sont pas restés. Comme le lépidoptère évite les zones de clairières, jai cru que le fragile équilibre entre climat et habitat était rompu, que lesprit avait quitté le lieu et que jamais plus les papillons ne reviendraient au village. Par ailleurs, près des autres sanctuaires, le seul bruit que lon entendait au petit matin était celui des tronçonneuses, la seule industrie florissante que lon voyait sur les chemins de lEtat de Michoacàn était celle de la coupe darbres. Sur les routes, des camions pétaradants et fumants passaient sans cesse, chargés de troncs. Le Monarque est revenu à Contepec lhiver suivant, établissant sa colonie un peu en dessous du Llano de la Mula. Les habitants du village se sont rendu compte que si les coupes doyameles continuaient, lhabitat des papillons allait disparaître dans la colline dAltamirano avant la fin du millénaire. Dans un monde où séteignent les grands animaux comme les tigres de Bali et de Java, où les rhinocéros sont chassés pour leurs cornes et les éléphants pour leurs défenses, où lon tue les crocodiles à coup de fusil ou en les écrasant avec des bulldozers, où des milliers de singes et doiseaux sont capturés et vendus tous les ans dans un trafic illégal despèces, où disparaissent massivement des organismes vivants sans nom, peut-être quune colline ou un papillon nont pas dimportance. Mais si nous, nous pouvons sauver des déprédations de nos prochains le papillon Monarque et la colline dAltamirano qui ont constitué le paysage de notre enfance et ont fabriqué nos rêves denfant, peut-être alors que dautres êtres humains pourront sauver leur colline ou leur papillon, et tous ensemble, nous pourrons sauver la Terre de lholocauste biologique qui la menace. Parce que, après tout, le long voyage de ce papillon dans lespace et le temps terrestres nest-il pas aussi fragile et fantastique que celui de la Terre à travers le firmament? (1)
oyamel: conifère mexicain. |