|
|
|
Voyage sous la charte de la découverte
jai rencontré un jour un esquimau
aux dents usées par le sourire
qui disait sappeler cristoriapik colombouk
cest un pasteur morave dorigine catholique
ou un viking catholique dorigine morse
qui lavait baptisé ainsi
peu après quil eut abandonné
son iceberg-caravelle et son oumiak-sixtine
aux quatre vents de la banquise
jai rencontré un jour un esquimau
au sourire usé par le rhum overproof
qui disait sappeler amérigok vespousik
cest un nom bien étrange
quil tenait de érik éleiffson groënlande
qui avait depuis longtemps
prévu larrivée de la découverte
par lodeur de la mousse rouge
sur la chevelure des glaces
jai rencontré un jour le grand découvreur
des terres sans peur ni reproches
qui sétait mis prestement à crier
«terre! terre! me voilà!
attends-moi encore un peu»
mais voilà que la terre-glace se mit à bouger
et le découvreur à fondre en larmes
«comment découvrir une amérique
qui se met aussitôt à donner de la bande
et à fuir le nouveau-monde à pleines voiles
en riant par la cale jusquà la mer des sargasses?»
*
Eepilk
Cher Eepilk,
Dear e-five-nine-o-two
Cher E5. 902
Ta tête revient me danser dans la mémoire ballottante au
moment dentamer ce texte.
Tu as évidemment oublié depuis longtemps la lettre que tu
mavais écrite en syllabique et que je ne sais plus quel missionnaire-fonctionnaire
mavait traduite. En partie seulement, car il avait laissé
en blanc un long passage, le dernier paragraphe en fait, dont on vient
tout récemment de me faire connaître la teneur.
Tiens, je te renvoie tes propres mots, au cas où tu les aurais
oubliés.
«Il y a fort longtemps
ma mère ma chanté une histoire
quelle tenait de la mère de sa mère
qui elle-même la tenait de sa grand-mère
laquelle lavait apprise et puisée directement dans la géographie
je crois
ma mère me la chan
contée à nouveau
une deuxième fois puis une troisième fois avant de mourir
me faisant promettre de ne jamais en parler à qui que ce soit
so i wont tell it
je refuse de te la transmettre
je refuse de te la transmettre
il y a des secrets quil nous faut conserver
autrement nous nexisterons plus
nous ne serons plus rien quune histoire
senvolant dans sa transmission
plus rien quune onde qui se referme
sous les bourrelets de la mer aux glaces
quand le phoque sest retiré
de son trou à respirer
mais à qui donc sadressera
le dernier animal à parler sa langue
le dernier chamane à détenir le secret
où se cachent les émotions de lhiver après
le départ des battures
oh! je ten prie
«janziouk oumigma»
tords-moi un peu le bras
fais-moi rouler sur la toundra
ou tire-moi la mâchoire nimporte quoi
trouve-moi vite une excuse
pour que je puisse rompre avec la tradition
et te raconter
»
*
Dear E5.902
Cher Eepilk
Je nai jamais cherché à inventer une excuse et voilà
que je te recontacte quelque vingt-cinq ans plus tard.
Tu as disparu prématurément au cours dun voyage de
chasse, ai-je appris à travers les coulisses du keeouatin
et moi, dans la rédaction dun Ph.D. Je ne tai jamais
revu, mais me suis laissé dire que cétait bien toi
ce vieil angagouk barbu qui continue de hanter les hauteurs de Nettilling
Fjord depuis Cumberland Sound jusquà lAmadjouak. Cétait
bien toi lauteur de lhistoire que voilà:
«j étais parti un jour vers le pays des arbres et des
caches
javais fait le vu de faire naître une femme
une femme qui viendrait à ma rencontre afin que nous partions ensemble
à la découverte de tous les autres vux
, de toutes
les autres terres et des rivières qui les entourent
mais il arriva ce qui arrive
elle était déjà mariée et trop vieille quand
elle apparut
mariée avec un lac
un lac en bois rond
si on se dissimulait derrière les cailloux ou si on demandait abri
à la fardoche rabougrie en été ou les sapinages en
hiver on pouvait la voir nager dans son mari ou marcher en raquettes sur
sa neige
mais il arriva ce qui arrive
le printemps hâtif fondit la neige jusquaux racines cette
année-là et la pluie ne revint pas avec grand fracas et
empressement
même les outardes passèrent plus vite que dhabitude
le lac disparut peu à peu et le soleil assécha ce qui restait
de son mariage
lasse de dormir la nuit durant auprès du trou ambré qui
avait été autrefois son mari la vieille femme me demanda
de formuler un autre vu
après bien des efforts je réussis à faire venir un
orage mais comme javais oublié les éclairs et les
piquets pour faire tenir le site en place la pluie narriva pas à
réinstaller et à contenir le lac en bois rond et il fut
bientôt sec à nouveau
cest alors quil arriva toujours ce qui arrive
taléyou car cétait là son nom partit
à la recherche de son mari en suivant jusquà lhiver
les dernières flaques deau cest-à-dire les empreintes
des pieds de lorage
mais les flaques se changèrent bientôt en petits bancs de
neige qui couraient sans cesse dun endroit à lautre
difficile alors de mettre la main sur son homme
mais à la fin elle reconnut une odeur familière et finit
par trouver son mari car il sétait trompé de trou
il arriva donc toujours ce qui arrive
taléyou essaya avec ses mains de ramener peu à peu
son homme dans son lac mais elle échappa cependant tout au long
du chemin plein de gouttes de mari et plein dessence desprit
il ny en eut bientôt à peu près plus pour son
lac et lhiver fit disparaître dans son estomac le long de
la trail ce qui restait de mari
et il arriva à nouveau ce qui arrive
la femme redevenue jeune me demanda de faire un vu afin de partir
à notre rencontre mais jai oublié alors quelque chose
quelque chose comme une bilboquet en os de baleine et voilà
que ma femme-vision disparut aussitôt comme lièvre dans la
brume
si vous étiez restés là derrière les fourrés
de neige au lieu de mécouter vous auriez peut-être
pu maider mais je me retrouvai tout fin seul
la suite de lhistoire disparut alors avec le vu si bien quon
nen connaîtra jamais la fin
»
*
Eepilk, dear Eepilk, tu ne changeras donc jamais. Tu
racontes tout, sauf la fin. Cest peut-être la raison pour
laquelle je nai oublié aucune de tes histoires, jattends
toujours ce qui adviendra après, de lautre côté
de lhistoire.
Bah! Ce nest guère plus révélateur, de mon
côté. Comme tant dautres «field workers»
à lemploi de lEmpire, jai disparu, à mon
tour, dans les limbes de la raison et tu nas jamais entendu parler
de moi. Mais, jamais je nai oublié.
Jamais je nai oublié ton sourire, le grand sourire de lAmadjouak,
colonne de glace écumante se promenant sur les franges de la banquise,
tête haute, parole en cascade.
Je me souviens quand on sétait rencontré pour la première
fois. Sur un «primus» de fortune importé de Suède
par la Groënlande, tu nous avais servi un thé en pleine mer.
Un thé bouillant préparé dans ton embarcation agitée
par les vagues et le passage dun troupeau de narvals au large du
pack à demi-disloqué. Au beau milieu du rentrant de lAmirauté
du Haut-Arctique, entre la Terre de Baffin et lIsle sans Fin.
Tu réparais ton poêle à naphta avec des pièces
de ton hors-bord et vice versa. Quand ton moteur volait en éclats
sous la pression du désir, de la faim ou de la chasse, tu refixais
le tout avec un grand éclat de rire et des pièces de ton
poêle portatif. Cest ce quon appellera, sous dautres
cieux, le recyclage du mouvement perpétuel.
Il faudrait peut-être, Eepilk, consulter les spécialistes
en la matière pour connaître le processus de fabrication
et le mode demploi. Parenthèse. Ouvrez les guillemets.
«Les Esquimaux, contrairement à ce quon aurait pu penser,
écrit lanthropologue, sont les plus habiles artisans de la
planète.»
Cest ce quon navait cessé de répéter
aux ingénieurs yanquis de la Dew Line qui, après sêtre
longtemps demandé quels ouvriers allemands ou japonais ils allaient
importer pour construire la ligne radarisée du Haut-Arctique, avaient
soudainement découvert que le territoire était peuplé
dInouites. Et toi, Eepilk, tu avais été lun
des premiers à être embauché. Tu avais travaillé
à Cape Dyer, Igloolik, Frobisher Bay, etc., sans avoir jamais voulu
consentir à jouer le plus habile esquimau de je ne sais quel projet.
Tu voulais aller à la chasse et, chaque été, tu quittais
ton travail pour reprendre ton harpon.
Tu voulais être heureux et mobile en même temps; lun
nallait pas sans lautre. Ne jamais arrêter, ne jamais
tarrêter, sauf
pour repartir! Tous les fonctionnaires
qui allaient assassiner, dans les années qui allaient suivre, lesprit
esquimau, le savaient très bien. Ils allaient vider de force tous
les camps dété et installer les gens dans des établissements
fixes des permanent settlements afin que toute lAmérique
devienne un jour aussi rectangulaire que le Nord-Dakota avec, au centre,
la «main street» croisant la 51e avenue.
Ou, lavenue John Fitzgerald Kennedy rencontrant le poste de Little
Chicago, par 75° de latitude nord.
Merde, Eepilk! Et moi, fils de Canadiens errants de Belle-Chasse, né
des entrailles mêmes du «chemin qui marche» dans un
iglou à deux étages entre les marées enneigées
et le nordêt, jétais là convié à
participer à cette mise en réserve sans même le savoir.
LUOS! Land Use & Occupancy Study, Étude dutilisation
et doccupation des terres, cétait là notre mandat.
Combien de phoques? Combien de cariboux? Combien de bélougas, Eepilk?
Que fais-tu dans la vie, Eepilk? E-five-nine-o-two. Combien de femmes?
Combien de huskies, combien de chiens, combien de rêves? Oh! pardon,
je te prie de mexcuser, ce nest pas écrit dans le formulaire.
Et combien de mers, combien dicebergs as-tu attrapés? Décidément,
ce nétait pas écrit non plus. Mais lorsque jétais
là-bas, le vieil Arkeeagok, à la question a répondu:
douze huskies blancs. Blancs. Et il a ensuite voulu savoir
ce que le gouvernement avait écrit sur cette grande feuille couverte
de signes étranges.
«Euh, cest que
Mais, comment, le gouvernement veut seulement connaître la
quantité de chiens sans vouloir rien savoir de leur couleur? Je
suis le seul de tous les postes à posséder douze chiens
plus blancs que neige, parce que je les ai mélangés avec
du loup, au plus froid de lhiver. Si mes huskies sont plus blancs
que la banquise, si mes harnais de babiche, mes gréements divoire
blanc et mon kométique dos de baleine blancs sont plus blancs
que lours le plus blanc, cest moi qui tuerai le premier phoque
et fuck gouvernement!»
Alors, Arkeeagok, quel est ton nom? Je veux dire, tu dois bien
avoir un surnom quelque part.
Lhomme-aux-douze-huskies-blancs
Ça va, jai compris. Je vais lécrire.»
*
Dear Eepilk,
Cher E5 etc.
Des visions et des images qui me reviennent. Contrairement aux autres
Esquimaux, ce nétait pas à du chain-smoking que tu
tadonnais, mais au thé à la chaîne chain-teain.
Courtois et moqueur, tu offrais toujours un thé aux ours polaires
que tu croisais sur le floe et tu levais toujours ta tasse à la
santé des cariboux, en guise dimitation de quelque baleinier
qui avait fini ses jours dans la soute dun orqual. «Orange-peacock-nanouk-tea
, avec ou sans sucre, take it or leave it.»
Rien ne tamusait plus que ces kadlounas qui, incapables de distinguer
la glace deau salée de la glace deau douce, préparaient
la concoction impériale en faisant fondre de la neige salée
dans la théière du camp. Yeurk! Imbuvable. Et tu poussais
un éclat de rire à faire reculer dun autre cran la
glaciation.
Histoires, Eepilk. Tu ne tarrêtais jamais.
Tu ne tarrêtais jamais de raconter une histoire, sauf pour
en inventer une autre. Comme pour tous ceux de ton espèce
la tribu des «pas-pareils» , on allait dire plus tard
de toi que ta parole était celle du poète. Dès quil
ouvrait la bouche, un poème en sortait pour aller aussitôt
se poser sur le premier iceberg.
«Mais, comment dit-on «poète» en esquimau?»,
tavait demandé un jour un explorateur bien intentionné.
En esquimau, avais-tu fini par répondre, le mot poète se
traduit par
euh! par le mot «esquimau». Inouk, lhomme
vrai, lhomme qui chante.
Et alors, quest-ce que tu es devenu, exactement? Un chamane? Un
angagok? Non, je suis demeuré un chasseur. Un chasseur qui harponne
plein dhistoires chaque fois quil part en kayak. Existe-t-il
chose plus merveilleuse quune tempête?
Une tempête de neige grésillante dont on attend la fin sous
la tente-iglou portative, quand la mer est trop houleuse pour continuer
le voyage et quil y a encore plein de nourriture en réserve.
Alors, au lieu de sévertuer à tuer le temps, on lui
caresse le ventre pour mieux le faire éclater de plaisir.
Ce sourire qui attrapait toujours ton visage et illuminait ton anorak,
Eepilk, quelques minutes avant le début de lhistoire. On
pressentait que quelque chose allait venir. Des mots magiques, puis
un long silence turgescent. Et, tout à coup, voilà quune
parenthèse souvrait delle-même dans le clin-dil
dune éclaircie.
«Jétais parti dans mon kayak
javironnais doucement
au fond du fjord netsilik
jétais pas tellement loin
parmi les derniers blocs de glace
le pétrel qui souriait sur leau
tournant la tête par-ci
pointant le bec par là
ne mavait pas encore aperçu
soudain rien quune queue
qui godillait dans lair
cétait pas à cause de moi
quil avait plongé dun coup
il faisait si calme
quon entendait clapoter les mirages
le soleil bleu sur la poitrine du printemps
non cétait pas vraiment pour moi
une immense tête fusa hors de leau
gros phoque barbu aux grands yeux curieux
qui te regardent comme un être étrange
le phoque est dans sa peau
comme lesquimau dans son kayak
sauf quil y reste pour la vie lui
alors que lesquimau peut quitter
sa deuxième enveloppe à volonté
dis-moi gros phoque barbu
moustache bien peignée
lippe dégoulinante
si tu crois que cest avec cet appareil
que tu vas séduire nouliadjouke
la mermaide des profondeurs
tu tes trompé de pelisse
gros phoque un peu baba
tu tavances vers moi comme si jallais taimer
et le sillage des loutres marines
qui veulent voir ce qui se passe
tu crois que je naime pas autant que toi
tu tavances vers moi si gentiment
je nai pas faim du tout tu sais
mais jai aussi encore faim si je veux
vieil oukdjouk au cou plissé de volupté
qui te cherches une vieille oukdjouque
allez allez ne me raconte pas dhistoires
mais pourquoi donc dis-moi
trop belle journée de printemps
pourquoi donc mon bras a-t-il refusé
de harponner oukdjouk le bienheureux
cétait si facile
pourquoi mon bras na-t-il rien fait
pitié ou distraction
ou parce quil était aussi curieux que moi
cette journée-là
et quil faisait trop beau
pour faire autre chose que
de se laisser dériver sous le soleil
»
*
Je laisse les guillemets repartir, à leur tour,
entre les glaces.
Allons, Eepilk, tu te laisses attendrir. Cétait quoi au juste
ton histoire? Tu navais vraiment pas faim? Je ne sais pas du tout
si je dois croire ta parole. Si tu te sentais trop bien pour tuer Oukdjouk,
cest que seul Oukdjouk connaît la vérité, alors.
Mais, qui veut connaître la vérité, au juste? Il faut
se laisser être heureux après tout, surtout avec la tempête
qui reprend de plus belle. Disparu le calme qui jouait à faire
des ronds sous les soleil avec les glaçons, il y a quelques regards
à peine.
Une autre tempête, une autre période dattente! Un autre
moment pour être bien et non pas tant réfléchir que
de se laisser réfléchir. Une bonne tempête pour se
laisser transporter par le plaisir, par un ancien plaisir plus vieux encore
que les premières histoires qui réapparaissent alors.
«Cétait aux temps où les mots étaient
des êtres vivants
aux temps des tout premiers commencements
et même un peu avant
aux temps où lanimal et lhomme
vivaient ensemble sur la terre
tout être pouvait se transformer en animal
sil en faisait le vu
tout animal pouvait devenir humain
sil en exprimait le désir
quelques fois on était homme
dautres fois on était animal
tous parlaient leur propre langue
tous entendaient la même langue
cétait aux temps où les mots étaient des êtres
vivants
allant et venant à leur guise jusquau pays des glaces parlantes
lesprit de lhomme était nymphé de mystérieux
pouvoirs
un mot prononcé au hasard pouvait senvoler à tire-dailes
et se poser sur la tête dun autre chasseur en criant son nom
tout ce que tu cherchais à voir pouvait apparaître
il ne te suffisait quà prononcer le mot
qui partait aussitôt à la recherche de ton son
quelquefois cétait le mot lui-même
qui arrivait le premier pour te prononcer
pourquoi il en était ainsi
aucun esquimau naurait su lexpliquer
parce quaucun esquimau naurait pu se douter
quil aurait pu en être autrement»
Cétait lépoque en effet où lesquimau
était un animal en marche qui pouvait suivre à pied, derrière
ses chiens, une craque, une ouverture sur la banquise durant des dizaines
et des dizaines de milles jusquà ce que lespace samenuise
pour quon puisse la traverser.
Et lorsque le chasseur sarrêtait pour traquer un phoque, les
mots continuaient à déambuler. Mots nouveaux, mots angulaires,
de toutes formes et de toutes grandeurs; mots dansant comme des blocs
glaciels sur lécume de la débâcle; mots changeant
de fourrure avec les saisons. Quelle fête! Quelle joie pour tous
que de surveiller, chaque printemps, le retour des anciens mots nouveaux.
Outarde, pétrel, pluvier, kildir, les grandes oies musquées,
quelquefois même un mot de plus grande envergure déployait
ses ailes, faisant deux ou trois fois le tour du campement avant daller
se poser sur un caillou solitaire, histoire de se laisser apprivoiser
et de donner son nom à quelque esquimau qui allait lui ressembler.
Cétait lépoque où Oukpik, le grand hibou
des blanches neiges, qui avait poussé directement sur un nounatak
te regardait avec des yeux de moraine. Tu ne savais jamais sur quoi il
méditait. Hibou-soleil, pouvoir de tous les silences. Cétait
lépoque, dis-je, où lesquimau était un
animal en marche. Lépoque où lhomme marchait,
marchait, marchait, et marchait encore à la poursuite dun
caribou.
La marche!
Comme lappétit de lêtre entre
la faim et léternelle errance. Car quiconque na jamais
vu un caribou déambuler sur le dos dun esker
, quiconque
na jamais vu un caribou qui navait jamais vu auparavant lêtre
à deux pattes qui le regarde
, celui-là ne court aucun
risque de subir un coup de foudre inter-espèce.
«Caribou, caribou, je taime, disait Eepilk en salivant des
dents.»
caribou caribou
touktou
piouyouk
mousse de caribou
pousse de caribou
toundra mobile
esker qui roule
caribou caribou
piouyouk
touktou
toujours en mouvance
sur la pointe de lhorizon
avec tes longues pattes
tes oreilles écoute-tout
caribou caribou
touktou
piouyouk
amène tes empreintes par
le raccourci de la muskègue
viens manger la cladonie
dans la paume de la vallée
caribou caribou
piouyouk
touktou
viens je timplore
laisse-toi avancer
je suis là qui tattend
caribou caribou
touktou
laisse-toi attraper
aide-moi à te manger
sans que jai à te tuer
Cétait lépoque où la terre elle-même
était un animal en marche changeant de nom avec les saisons. Tu
te souviens de «Pallik», Eepilk? Nous avions rampé
durant des minutes qui paraissaient des heures sur la mince pellicule
de glace, tentant de léviter notre propre corps pour ne pas faire
sombrer notre support qui se stridulait sous nos pieds. Un immense pan
deau ouverte, là-bas, nous narguait par petites vagues. Mais,
quest-ce donc que la mort, Eepilk? Javais limpression
que tu en savais déjà quelque chose. Un goéland rouge
passa, nous lançant son cri par à-coups quand soudain, la
glace se mit à crier à son tour. Un grand frisson parcourut
léchine de la banquise. «Attention ! Attention! Nous
allons caler.» Puis la glace se mit à crier encore plus fort.
Une hystérie de craquements. Nous étions dépassés
par la débâcle, les gouttes de pluie se changèrent
en glaçons, les glaçons en maringouins, et les maringouins
en gouttes de sueur.
Quelle peur, Eepilk. Tu étais plus sérieux quun buf
musqué. Quand soudain on entendit prononcer nos noms. Nous étions
sauvés. Les autres arrivaient à la rescousse, nous sautâmes
dans loumiak synthétique et, une heure plus tard, la glace
était partie et nous aussi.
Tu te souviens ? Lorage du Lac Nettilling? Il y a des années
où le lac ne se décharge même pas au complet. Et des
glaces vieilles et infirmes, de vieux icebergs éclopés et
handicapés se remettent soudain en mouvement, hurlant sourdement
leur existence.
Tu te souviens de lorage ? Il y a pourtant des années où
le temps ne se réchauffe même pas assez pour laisser au tonnerre
le loisir de réclamer son dû. Mais, cette fois-là,
la tempête laboura le fond du lac, des vagues de trente pieds se
formèrent là où il ny avait pourtant que vingt
pieds de tirant deau, et les bouldeurs se mirent à danser
une jigue géologique avec les glaces.
Cest alors que se fit entendre un grand éclat : le rire
de lAmadjouak. Ton rire chantant, Eepilk.
Eh, hé, éh, Ya-Ih!
Eh, hé, éh, Ya-Ih!
Mais, dis-moi, Eepilk. Tu nes pas seulement ce que tu es. Ce chant
des gens de lanus-des-bois qui te vient à la bouche, ce nétait
certes pas une mélopée esquimaude. Mais où avais-tu
appris, au juste? Qui étais-tu donc? Un angagok?
*
Cest à mon tour maintenant de te parler
et de te raconter «mes» histoires. Je vais tappeler
par tes nom et prénom. Le prénom honorable que tu as reçu
en héritage des fils de lEmpire britannique et successeurs,
Ltée. Nous sommes nés tous deux «british subjects»,
citoyens off-shore ou sujets hors-réserve. Je sais de quoi je parle.
E 5, 9 0 2
E-five-nine-o-two. Je dois le dire en anglais, bien sûr,
les mathématiques, en inouttitout, se calculent en shakespeare.
Et les mots magiques de la toundra ont vite fait de changer de sens dans
la gueule des Polices Montées. Quand jai appris, pour la
première fois, que chaque Esquimau avait reçu un numéro
E5-907, E9-709, etc. E pour esquimau ou pour «Eastern
Arctic»: le numéro, pour identifier la région dorigine
dans je ne sais quelle taxonomie des administrations zoologiques, et le
reste, comme nom de baptême octroyé par la Police Montée
sans cheval du Grand Nord; quand jai appris cela, jen ai frémi
jusquaux ouïes, Eepilk. Moi qui suis de Belle-Chasse en Canada,
et qui nai pas encore de numéro. Et la Police Montée,
quel est son stigma? «Dieu est mon roi» ou «Honni soit
qui mal y danse»?
Et tes gènes alors, quel numéro portent-ils dans les dossiers
de lEmpire? Les techniciens sont en train, paraît-il, de mettre
au point une banque génétique, pour recueillir un échantillon
et conserver le sens de chaque dernier «last-indian». Es-tu
à toi seul, une espèce en voie dextinction, Eepilk?
Si oui, tu as droit à déposer quelques gouttes de ta quintessence
en éprouvette, avant ton départ. Et si tu survis un jour
à ton destin, à lentrée du XXIe
siècle, tu auras droit alors à retrouver ta substance dans
lutérus de la sociologie galopante. Tu renaîtras un
jour par transfusion anthropologique.
Au fond, je me demande si ta mère navait pas raison de vouloir
maintenir la tradition du grand secret. [Et la mienne aussi dailleurs.
Je te raconterai un jour tout ce quelle ne ma jamais révélé.]
Et surtout, nous disait-on, à nous tous Kadlounas ou Ouiouimiut
qui montions pour la première fois dans le Grand Nord
«Surtout,
noubliez jamais que le seul voyage bien réussi est celui
dont on revient vivant.» [Les nôtres, en toute confidence,
savéraient à moitié réussis.] Telle
était donc la notice laconique quon glissait dans tous les
documents préparatoires à nos expéditions entre une
photographie aérienne de la US Air Force et la carte topographique
préliminaire dune région préliminaire dont
le relèvement isostasique navait pas encore été
approuvé par la reine.
Des années plus tard, jallais tomber sur des textes cabalistiques
dans lesquels les métaphysiciens de la chose esquimaude allaient
se poser très sérieusement la question qui suit: «Does
the Eskimo need the Arctic or does the Arctic need the Eskimo?»
En dautres mots, lArctique, laissé à lui-même,
cest-à-dire à lÉtat, pourrait-il survivre,
cest-à-dire continuer à exister sans les Esquimaux?
Et, réciproquement, lEsquimau pourrait-il survivre sans le
gouvernement? Question
subtile, dont le renard blanc le moins averti
aurait fait vitement lanalyse et le procès. Mais avant quon
ait pu dailleurs répondre à quoi que ce soit, voilà
que «gouvernement» était arrivé comme un cancer,
une tumeur géographique cervicale qui nallait pas être
délogée de sitôt.
«La première fois que jai vu arriver «gouvernement»,
allais-tu raconter lors du bivouac de la deuxième tempête,
il était accompagné dune femme en talons hauts qui
marchait sur la garnotte. Jamais navait-on vu apparition plus insolite
: elle sappelait «cour itinérante de justice»
et venait examiner les Esquimaux coupables de crimes infâmes, desquimologie
et dautres méfaits dont on allait connaître la teneur.
Tous essayaient de mettre la main sur «gouvernement», mais
impossible: il sagissait dun monstre insaisissable qui changeait
de forme à chaque fois quon allait lui mettre la main au
collet.
«Gouvernement» était un bien étrange personnage.
Une fois, un bateau ; une autre fois, un avion; et une autre fois encore,
une grosse enveloppe brunâtre, un agent de police, un «area
administrateur» ou une boîte de ration made in Canada.
Pour employer lune des toutes premières expressions vernaculaires
«anglo» apprises et répétées par toi,
noble Eepilk, «what a flying shit, government!»
«Où peut-on le rencontrer? avais-tu demandé au juge
itinérant sur bible et serment à la reine, qui venait de
te condamner à deux jours de prison pour chasse illicite (selon
la clause 3-c, paragraphe b, alinéa d des Game Ordinance Regulations).
Tu étais en furie. Deux jours de prison, a-t-on idée! Cétait
nettement insuffisant. Il aurait fallu au moins une semaine, sinon un
bon trois semaines, afin de pouvoir être envoyé dans le Sud
pour purger ta peine. Mais, qui au juste était le plus coupable?
Toi ou loiseau qui sétait laissé chasser sans
autorisation de la cour de justice?
Et ce nest pas tout. À la fin des années cinquante,
les lois canadiennes règlementant les activités de chasse,
de pêche de même que les allées et venues des oiseaux
migrateurs et ta-ta-ta, navaient pas encore été adaptées
à lArctique. Si bien que la seule période de chasse
autorisée coïncidait avec un temps où les oiseaux avaient
déjà quitté le paysage, depuis un bon bout de temps.
Il y avait un hiatus géographique quelque part. Il fallait ou changer
la loi ou changer les volatiles ou changer les Esquimaux. Après
réflexions approfondies et plusieurs meetings, sans parler des
crises de conscience profondes chez les hauts fonctionnaires, on décida
quil serait plus simple de changer les Esquimaux. Après lecture,
bien entendu, des propos du grand anthropologue dont je tairai le nom.
Ouvrez les guillemets.
«Les Esquimaux excellent en tout ce qui touche la fabrication artisanale
et constituent sans doute les plus habiles de tous les aborigènes
du Canada. Les explorateurs de lArctique ont été renversés
devant tous les articles que les Esquimaux manufacturaient. Dans le domaine
de la vie sociale et des croyances religieuses, les Esquimaux se classaient,
cependant, en-dessous de la plupart des tribus indiennes.
Ceux qui se rapprochaient le plus de lidée dofficier
public étaient les chamanes. Ils accomplissaient quelquefois des
tours de passe-passe et des jongleries semblables à ceux des sorciers-guérisseurs
ou medecine-men indiens et pratiquaient la divination en soupesant une
tête ou un pied, mais leur pratique usuelle consistait à
déclencher en eux une espèce de démence temporaire,
une hystérie arctique, comme on appelle le phénomène.
Et, sous une telle condition, à laisser sexprimer des râlements
et divagations plus ou moins incohérents que le non-initié
prenait pour des oracles.
La religion des Esquimaux leur apportait très très peu de
réconfort. Si lEsquimau sétait révélé,
par ailleurs, un être morose ou sans verve, on serait tenté
de suggérer que cétait lextrême dureté
du climat et du combat pour la vie qui rendait leur religion si ténébreuse,
mais au contraire, les Esquimaux sont apparus comme le peuple le plus
enjoué et le plus riant des Amériques.
La religion des Esquimaux et leur tempérament semblent varier de
façon déconcertante. Outre les performances des chamanes,
le mariage était une cérémonie tout à fait
spéciale conclue presque sans bénédiction. Il est
vrai que le gendre avait été auparavant convié à
la chasse avec ses beaux-parents, le temps de faire connaissance durant
une ou deux saisons. Une partie ou lautre pouvait dissoudre lunion
à volonté et les maris allaient jusquà échanger
leur femme pour quelque temps. Les Esquimaux considéraient lamitié
bien au-dessus de la chasteté [merci Eepilk] et entretenaient,
en effet, bien peu destime pour cette dernière. Les couples
demeuraient néanmoins unis.
Avec de bonnes politiques gouvernementales, les Esquimaux devraient plus
ou moins se survivre au cours du présent siècle et, sous
lamalgamation graduelle avec les trappeurs blancs, les commerçants,
les hommes de troc de la Compagnie de la baie dHudson, etc., ils
devraient produire le dur et ingénieux cheptel humain nécessaire
au développement du Grand Nord canadien pour léternité.»
Fin de la citation.
Voilà, en résumé (page 57, 422, etc.), les principes
politiques sous-jacents à la grande épopée nordique
pancanadienne. Les ardentes analyses auxquelle se livrait une telle anthropologie
narrivaient pourtant pas à dissimuler la hantise et la peur
du Nord. «Noubliez jamais que le seul voyage bien réussi
est celui dont on revient vivant
»
Je me demande quelle saine recommandation on vous servait, vous les Esquimaux,
lorsquon vous embarquait pratiquement de force pour le grand voyage
initiatique dans les brise-glace. Tu as eu la tuberculose, Eepilk, trois
annnées dhospitalisation dans le Sud tavaient donné
sinon la guérison, du moins une langue de plus : le frenchglish-tîtut.
Tu avais réussi, avec le temps, à te remettre tant bien
que mal et de la tuberculose et de lhôpital. Et voilà
la suite de ton histoire.
Issu dInoucdjouac, au Nouveau-Québec, et de Pond Inlet, en
Nord-Baffin, à près de 1,500 milles de distance, tu avais
eu deux naissances. Et je tai rencontré au moment où
tu tentais, seul avec huit chiens, de refaire, en rêve et à
rebrousse-glace, le grand périple de ta déportation. Tu
avais été de ceux qui avaient participé à
la grande migration forcée des années cinquante.
Craignant, en effet, dabandonner le Haut-Arctique aux mains des
Scandinaves, des États-Yanquis, sinon des Russes, quelques hauts
fonctionnaires inspirés avaient décidé de se servir
des Esquimaux pour occuper stratégiquement jusquau pôle
le territoire sis au-delà du 75°, afin dassurer la souveraineté
du «Dominion» sur ces terres-mers incertaines. Et pour remplir
une mission aussi valeureuse, «gouvernement» tavait
donné un vieux fusil avec comme mandat de tirer à bout portant
sur tout sous-marin, soviétique ou autre, qui pourrait émerger
du pack. Ainsi, les Esquimaux allaient-ils servir de zone-tampon stratégique
et de trame géodésique pour asseoir la présence militaire
en Haut-Arctique.
Il nétait pas question de citoyenneté canadienne pour
autant. Avant donc de «dispatcher» les Esquimaux pour un aussi
long périple, il fallut dabord les canadianiser avec un certificat
de citoyenneté et une bouteille de scotch sur la coque, à
peu près comme pour le lancement dun navire. Comme les Esquimaux
nétaient pas apparemment des immigrants en terre canadienne
impériale cétait plutôt le Canada qui
leur avait migré sur locciput , on dut faire modifier
les formulaires de naturalisation. Mais, comment «naturaliser»
un «naturel»? La question fera sans doute un jour lobjet
dun doctorat, mais faute de savoir, hop! on poussa prestement les
Esquimaux à bord des brise-glace. Premiers boat people avant la
lettre de la grande saga panaméricaine!
Mais une fois de retour au lieu mobile de ta naissance, tu nétais
plus et ne serais jamais plus le même, Eepilk. Entre le bar de Frobisher
Bay et la fermentation de chasses irrémédiablement perdues,
tu avais décidé de rédiger tes mémoires, à
grand renfort de cannettes de bière. Le monde avait changé,
les bélougas portaient cravate et attaché-case et devaient,
pour survivre, «ouncher» leur neuf-à-cinq quotidien
jusque sous les ombres du soleil de minuit.
Comme tant dautres, tu allais sombrer dans lalcoolisme et
ton histoire allait rouler sous les tables, de bière en bière,
jusquà ce quon te découvre gelé, un soir
de lune crépusculaire, avec toujours, cet immense sourire éclairé
aux coins des lèvres : le grand rire de lAmadjouak.
Et un petit papier qui disait ceci :
«toi létranger aux sourcils épais
qui nous vois toujours comme un animal heureux et sans souci parce que
tu viens nous visiter au cur de lété
au moment où tous ceux qui ont survécu font bombance
et rient au soleil de se savoir toujours dans la vie
toi létranger à lesprit fébrile
qui cherches ce quelque chose avec plein de nourriture dans tes besaces
sois le bienvenu parmi nous et que personne ne te demande ce que tu viens
faire ici
tu as droit à tes égarements et étonnements
et si tu restes assez longtemps
tu comprendras lamour insensé que nous ressentons pour le
manger le chanter le tambour et la danse
si tu restes assez longtemps
tu comprendras pourquoi nous frémissons devant les sentiers millénaires
qui amènent le caribou
et devant le trou de glace qui fait venir le phoque respirer
toi létranger aux cheveux de ptarmigan ou à la tignasse
doumigma
jamais tu ne rencontreras un seul inouk qui nait pas passé
dans sa vie un hiver ou deux de mauvaise chasse
jamais tu ne rencontreras pourtant un seul inouk qui tavouera se
demander pourquoi
pourquoi lui a survécu alors que plusieurs allaient mourir
toi létranger aux yeux bleus
toi létranger aux yeux doubles avec tes lunettes dapproche
écoute ce que je te dis
jai vu une fois un vieil homme affamé se faire passer lui-même
de vie à trépas avec des os de phoque plein la bouche afin
davoir plein de venaison au pays des morts
jai vu une fois une vieille femme affamée appâter un
hameçon avec la chair flasque et desséchée de son
propre bras afin dattraper le poisson qui allait lui sauver la vie
jai vu une autre fois durant lhiver de la grande famine de
lautre côté digloursouïte une femme donner
existence à un enfant alors quautour delle tous reposaient
silencieux et atterrés mourant de faim
quest-ce que ce bébé pourrait bien tirer de la vie
comment pourrait-il continuer alors que sa mère tombait de starvation
sous la sécheresse de lagonie
cest alors quelle étrangla sa géniture laissant
congeler le sang de son sang pour lavaler quelques jours plus tard
afin de rester du côté des vivants
la poudrerie se mit à diminuer soudain sur la banquise à
travers le trou à respirer on vit apparaître netsik le phoque
et bientôt il ny eut plus de famine
la mère survécut mais aussitôt elle se paralysa sur
place parce quelle avait dévoré cette partie delle-même
qui cherchait à se retransformer en placenta pour la dévorer
de lintérieur à mesure quelle salimentait
elle mourut peu de temps après incapable de se nourrir davantage
et je me refuse de la juger
nous les Esquimaux avons tous passé par le délire de la
faim
comment quelquun qui mange jusquaux oreilles peut-il comprendre
la folie qui nous fait vivre chanter et rire
tout ce que nous savons cest que nous voulons tellement vivre que
nous en mourons quelquefois»
Je refuse de juger à mon tour, mais quil me soit permis de
témoigner. Quil me soit permis de toffrir un dernier
texte posthume, Eepilk.
«Il est un fleuve inconnu
que tous ont voulu découvrir sans jamais y arriver
et qui les nargue allègrement du haut de sa source
depuis la dunette des écritures et la grande coulée du désir
chaque fleuve découvert est un fleuve qui change ses eaux
il est un fleuve secret
qui prend sa source dans les affluents de linvisible
et se nourrit de tous les codex et tous les pemmicans
pour se jeter ensuite aux quatre coins du firmament
chaque fleuve caché est un fleuve qui conserve ses couleurs
il est un colomb-cortez cabral-cartier égaré
pourvu de traîneaux espagnols kométiques portuguais
cottes de mailles parfumées à la française
saganaches à longs sourcils préhensiles
et qui remonte chaque jour vers sa confluence
chaque explorateur qui se perd est un fleuve qui se retrouve
il est un fleuve en liberté
qui les regarde passer depuis les tout débuts
sous le ballet-jazz des aurores boréales
et dont ils nont jamais perçu la moindre agitation
chaque fleuve sidéral est un fleuve qui sourit
il est un fleuve nommé chinouk
qui jaillit de lalaska jusquà la terre de feu
et danse de la patagonie à la terre dellesmere
sautant disle en isle jusquà latlantide
chaque fleuve qui senvole est un fleuve qui chante
il est un fleuve nommé amérique
il est un fleuve nommé eepilk
qui prend sa source dans son embouchure
pour disparaître en amont de toute découverte»
Adieu, Eepilk et
longue vie à tous les angagoks.
*
NOTES
Certains des contes et des poèmes qui émaillent cette narration
sont des transpositions de textes déjà publiés. Jen
donne la référence ci-dessous bien que jaie librement
modifié, sinon entièrement transformé, lesprit
et la lettre de la plupart dentre eux. Pour ma part, je suis passé
par Baffin en 1963, 1964 et, à nouveau, en 1967.
Javais fait le vu de faire naître une femme.
Adapté dune histoire cree racontée par Nibénégé-Sabee
et rapportée par Howard Norman.
Cétait aux temps où les mots étaient des
être vivants.
Texte entièrement transformé, inspiré dun chant
esquimau de Naloungikak intitulé «Mots magiques». Recueilli
par Knud Rasmussen, adapté par Edward Field et rapporté
par Jerome Rothenberg dans Shaking the Pumpkin, New York, Doubleday,
1972, p. 45.
Caribou, caribou.
Daprès un chant esquimau intitulé «Mots magiques
pour chasser le caribou». Recueilli par Knud Rasmussen, adapté
par Edward Field, op. cit., p. 47.
Tout ce que nous savons cest que nous sommes des bêtes
qui voulons tellement vivre que...
Adapté de «Faim» par Samik et rapporté par Knud
Rasmussen. Dautres sources sajoutent à cette narration
ainsi que des expériences personnelles.
Il est un fleuve inconnu. Tessimor, Paris, novembre 1991.
Jean MORISSET
Montréal / Nîmes,
octobre 1992 / juillet 1993
|